Citation
Pétion et Haïti

Material Information

Title:
Pétion et Haïti étude monographique et historique
Creator:
Saint-Rény, Joseph, 1816-1858
Dalencour, François, 1880-
Place of Publication:
Paris
Publisher:
Librairie Berger-Levrault,
Librairie Berger-Levrault
Publication Date:
Language:
French
Edition:
2. éd. / conforme à l'original, précédée d'une notice bographique sur Saint-Rény et annotée par François Dalencour.
Physical Description:
5 t. in 1 : front. ; 25 cm.

Subjects

Subjects / Keywords:
Presidents -- Biography -- Haiti ( lcsh )
History -- Haiti -- 1804-1844 ( lcsh )
Politics and government -- Haiti -- 1804-1844 ( lcsh )
History -- Haiti -- Revolution, 1791-1804 ( lcsh )
Genre:
bibliography ( marcgt )
Spatial Coverage:
Haiti

Notes

Bibliography:
Includes bibliographical references.
Statement of Responsibility:
par Saint-Rény.

Record Information

Source Institution:
University of Florida
Holding Location:
University of Florida
Rights Management:
All applicable rights reserved by the source institution and holding location.
Resource Identifier:
AFE6788 ( LTUF )
02228749 ( OCLC )
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Full Text






PTION ET HAITI


TUDE

MONOGRAPHIQUE ET HISTORIQUE

PAR

SAINT-RMY
(DES CAYES, HAITI)


TOME TROISIME








PARIS
Chez l'Auteur,
RUE SAINT-JACQUES, 67

1855


















LIVRE SIXIEME


Toussaint-L'Ouverture prend possession de la parties espagnole. Son administration
politique. Expdition franaise. Ption, chef de la 13e demi-brigade Sige
de la Crte--Pierrot. Dcret qui rtablit l'ancien regime. Arrestation et
deportation de Rigaud et de L'Ouverture. Administration du gnral Leclerc. -
Ption Plaisance. Insurrection de Larose et Lestrades l'Arcahaye. Insur-
rection de Sans-Souci au Dondon. Marche de Ption contre le Dondon. -
Mort de Delgresse la Guadeloupe. Projet d'indpendance de la colonie. -
Situation des troupes blanches et des troupes noires.

I. L'ambition du mal ne saurait jamais s'arrter un moyen
terme ; il faut qu'elle monte, qu'elle monte jusqu'au moment oi
l'atmosphre refuse de la porter. Alors elle retombe et se brise par
ses propres excs.
L'Ouverture avait fini par contractor cette ambition : il lui fal-
lait de nouveaux attentats pour arriver de nouvelles fins. A peine
avait-il subjugu le Sud, qu'il porta ses regards sur l'Est; car il ne
voulait de bornes l'tendue de sa domination que celles des mers.
II. On a vu le dpart du gnral Ag pour Santo-Domingo. Mal
accueilli par les autorits et la population, ce gnral tait revenue
prcipitamment dans la parties franaise. Roume, que l'absence de
L'Ouverture avait rendu un peu plus indpendant, rapporta son arrt
du 7 floral (27 avril). L'Ouverture cette nouvelle poussa les hauts cris ;
mais il rsolut de terminer la guerre du Sud avant de faire clater sa ven-
geance. Revenant donc au Cap aprs les massacres du Sud, de l'Ouest et
de l'Artibonite, il ne daigna pas mme recevoir le reprsentant de la
France. Sous prtexte que ce reprsentant tait circonvenu par des intri-
gants, qu'il semait la discorde dans la colonie et fomentait les troubles
qui n'avaient cess de l'agiter, il ordonna, le 5 frimaire (26 novembre),
au gnral Moyse, d'arrter M. Roume et de le conduire au Dondon, dans
l'intrieur du Nord, o il devait rester jusqu' ce que le gouvernement
franais l'et rappel pour rendre ses comptes.
Ce n'tait pas seulement un attentat que Toussaint venait d'ajou-
ter tant d'autres commis contre la souverainet national: c'tait
un acte d'ingratitude de la plus grande monstruosit. Roume ne
Pavait-il pas combl de marques de dfrence et de complaisance ?
Convenons cependant que Roume avait enhardi Toussaint tous les
crimes en vantant son humanity, alors qu'il se baignait inutilement
dans le sang, en couvrant du prtexte de la raison d'Etat ses actions
les plus violentes, en lui crivant lui et en proclamant dans le pays
qu'il tait un sage, un philosophy, un guerrier qui n'avait rien de
comparable que Bonaparte. Ces coups d'encensoir avaient tellement
trouble la vue de lancien postillon de l'habitation Breda, qu'il avait
fini par en perdre la tte et qu'il avait oubli toute notion instructive
du bien et du mal.
Tel fut le rsultat de la politique partial et troite de M. Roume
dans sa dernire mission Saint-Domingue, qu'elle rendit tout pos-
sible au gnral Toussaint.
Ainsi la dernire ombre d'autorit que la France projetait sur










2 PETION ET HAITI

la colonie venait de s'vanouir (1). Toussaint dirigea immdiatement
son arme contre Santo-Domingo ; il y entra de vive force le 7 plu-
vise (27 janvier 1801), et y fit arborer le drapeau de la Rpublique.
III. Alors son autorit s'tendit d'une extrmit l'autre de l'le,
et, sous sa main de fer, rgna ce calme que Montesquieu appelle la
paix des tombeaux. Toussaint crut le moment opportun pour faire
sanctionner par une constitution la puissance qu'il avait fonde sur
des monceaux de cadavres. < J'ai pris mon vol, disait-il, dans la r-
a gion des aigles ; il faut que je sois prudent en regagnant la terre.
Je ne puis plus tre place que sur un rocher, et ce rocher doit tre
< l'institution constitutionnelle qui me garantira le pouvoir tant que
je serai parmi les hommes.
Il convoqua, en effet, une assemble constituante sous le nom
d'Assemble central. Cette assemble, compose des citoyens Gaston
Nogr, Lacour, Andr Collet, Jean Monceybo, Franois Morillas, Charles
Roxas, Etienne Viard, Bernard Borgella et Julien Raymond, tous colons,
l'exception de Raymond, ouvrit ses sances au Port-au-Prince, sous la
prsidence de M. Borgella. L'oeuvre constitutionnelle fut termine le 19 flo-
ral (9 mai). Elle stipulait : Qu'il ne pouvait exister de servitude dans
la colonie ; que tous les hommes y natraient, vieilliraient et mourraient
libres et Franais ; que chacun, quelle que ft sa couleur, tait admis-
sible tous les emplois ; qu'il n'existerait d'autre distinction que celle
des vertus et des talents; que la religion catholique, apostolique et
romaine, serait la seule professe ; que le divorce tait dfendu ; que
l'agriculture serait essentiellement protge ; que le gouvernement pren-
drait des measures pour augmenter la population (2) ; que le com-
merce tait libre; que les rnes du gouvernement seraient confies
un gouverneur ; que ce gouverneur serait nomm pour cinq ans ;
qu'il pourrait tre continue dans ses functions en raison de sa bonne
gestion ; qu'en consideration des services que le gnral Toussaint avait
rendus la colonie, il tait nomm gouverneur vie avec pouvoir de
choisir son successeur.
Le 14 messidor (3 juillet), cette constitution fut promulgue au
Cap, o l'Assemble central avait t appele. Le citoyen Borgella,
dans son discours, exaltait l'homme extraordinaire don't les actes
commandaient l'admiration et la reconnaissance. II poussa la bassesse
jusqu' dcerner Toussaint le beau nom de Phnix. En vrit, les
blancs voulaient perdre mon vieil oncle ; car M. Borgella, que nous
avons vu, en 1791, ennemi des Droits de l'homme, ne pouvait passer
si chaleureusement dans le camp du ngrophilisme, moins d'y trouver un
puissant intrt.
IV. Toussaint, avec l'appui des colons, venait donc de proclamer
en fait l'indpendance de Saint-Domingue; il n'avait conserv la
mtropole qu'un faible droit de suzerainet sur la colonie. Beaucoup
de ses gnraux blmrent ce coup d'Etat, Christophe surtout : Per-
sonne, dit M. Vincent, ne vit avec plus d'inquitude que lui la ru-

(1) M. Roume, avec sa femme et sa fille, resta intern au Dondon pendant neuf
mois environ. Membre associ de l'Institut de France, 2- classes, vers dans la connais-
sance des sciences naturelles et de la plupart des langues mortes et vivantes, il put
beaucoup adoucir ses douleurs en s occupant surtout des diffrents dialectes de
l'Afrique. Il faillit prir plusieurs fois de misre, ainsi qu'il l'crivait de Philadelphie
l'abb Grgoire, le 26 vendmiaire an x (18 octobre 1801 *). Toussaint ne lui permit
de s'embarquer qu'en fructidor an Ix (aot 1801). Il arriva Paris en fructidor an x,
et y mourut le 7 vendmiaire an xu (29 septembre 1804j, l'ge de quatre-vingts ans
environ.
(2) En d'autres terms, favoriserait la traite, ce hideux commerce que la philan-
thropie pursuit encore de nos jours, au profit des colons !...
Dcade philosophique, an x, n' 19.











LIVRE VI


< union du comit de constitution que Toussaint ordonna: il ne me
< parlait plus de son chef qu'en le traitant de vieux fou, et il s'loi-
< gna de coeur et d'esprit des hommes charges en apparence de rdi-
< ger sa constitution ; il ne voulut plus voir son ami Lacour, un des
membres de ce comit. Je lui ai entendu dire plusieurs fois, enfin :
La constitution est le crime de Toussaint ; elle lui a t inspire
par des anthropophages, par les ennemis les plus cruels des noirs.
Je ne la signerai jamais (1). C'est une folie nous de penser que
nous pouvons nous gouverner ; nous sommes trop heureux si l'on
nous accord quelques emplois. Je me battrai contre Toussaint
plutt que de soutenir une telle prtention (2).
Toussaint fit porter sa constitution la sanction du premier
consul, par le colonel Vincent. Il poussa l'inconvenance jusqu'
l'envoyer tout imprime. Il se croyait si inexpugnable dans son le,
qu'aux representations de Vincent sur les consequences de sa poli-
tique, il rpondit que le gouvernement franais n'avait besoin que
d'envoyer des commissaires pour confrer avec lui. Ce qui signi-
fiait, selon lui, que la France n'avait plus s'immiscer dans les affaires
de la colonie. Vincent partit le 2 thermidor (21 juillet), par la voie
des Etats-Unis.
V. Toussaint s'appliqua consolider sa domination. Foulant aux
pieds tous les progrs que la revolution avait fait faire l'esprit
human, il forma une socit peu prs pareille celles de l'Afrique
central, tout en protestant qu'il ne voulait pas passer pour un ngre
de la cte. Le systme gouvernemental auquel le pays fut faonn
n'tait bas que sur la force. Des cultivateurs attachs la glbe,
tremblant toujours devant le moindre caporal; des sous-officiers trem-
blant devant leurs officers, des officers tremblant devant les
colonels des colonels tremblant devant les gnraux, tous trem-
blant devant le Damel : telle fut la hirarchie tablie par Toussaint.
Mais les plus misrables de tous, c'taient les cultivateurs, cette
k portion si intressante de la socit. Malheur celui que l'aurore
ne trouvait pas dans les champs de son propritaire ou fermier:
une gendarmerie, sans cesse battant la champagne, l'assommait sous
S le bton ou lui lacrait le corps avec des paquets de verges. Dessalines,
qui avait l'inspection suprieure des cultures de l'Ouest et du Sud,
tait surtout l'pouvantail gnral. Dans les habitations menaces
de sa tourne, les malheureux noirs passaient la nuit dans les plan-
tations, de peur de ne pas se trouver au travail assez matin. Au moin-
dre signal, des licteurs, noirs comme ces mmes cultivateurs, faisaient
retomber en cadence les verges sur le dos de leurs semblables, sans songer
que l'homme qui frappe et plus dshonor que l'homme qui est frapp (3).

(1) Toussaint eut effectivement la pense de faire approuver sa constitution par
les officers suprieurs de son arme, afin de lui donner plus de sanction. Ceci rsulte-
d'une declaration faite le 19 nivse an x (9 janvier 1802) la chancellerie de Phila-
delphie, par devant M. Scot, commissaire des relations commercials aux Etats-Unis *.
(2) Rflexions sur l'tat actuel de la colonies de Saint-Domingue. Paris, 21 ven-
dmiaire an x (13 octobre 1801). C'est une chose curieuse que de rencontrer ici
Christophe, si plein de dvoment la mtropole, lui qui, bientt, va se proclamer
le meilleur patriote d'Haiti, le seul soutien de l'indpendance national I
(3) Les verges se composaient de faisceaux de branches de bayahondes, bois fort
pineux. Celui qui devait subir ce supplice tait plac nu entire deux rangs de licteurs
plus ou moins nombreux, suivant la gravity du dlit ou la cruaut de l'ordonnateur.
A un signal donn, les fifres et les tambours faisaient entendre la charge, pour touffer
les cris des victims. Beaucoup succombaient ce traitement barbare, d'autres s'ali-
taient pour longtemps. Alors les femmes, toujours si sensibles, s'empressaient de
prodiguer leurs soins ces malheureuses victims d'une tyrannie plus cruelle que
celle des colons.
Ministre de la marine de France, dossier de Martial Besse.










4 PETION ET HAITI

Ces rigueurs taient pousses au point que dix nouveaux libres faisaient
plus de travail que trente anciens esclaves.
Quelle difference y avait-il donc entire le rgime actuel et celui
qui existait avant la revolution ? Aucune, sinon la substitution des
verges au fouet. Ceux des anciens libres noirs et jaunes qui avaient
survcu aux hcatombes don't l'le avait t le thtre depuis la guerre
civil, gmissaient en secret de cet tat de choses, sans oser se plain-
dre toutefois ; car il tait dangereux de parler, souvent de penser,
et quelquefois mme de se taire. Etaient-ce, hlas les rsultats que
s'taient promise les hommes gnreux qui, en 1791, avaient vol aux
combats ? Etait-ce l la ralisation des principles sacrs don't Pinchi-
nat avait, la Croix-des-Bouquets, si largement pos les bases ?
VI. Quoi qu'il en soit, on doit reconnatre qu'il fallait un bras de
fer pour ramener la discipline de l'atelier ces milliers d'hommes
que la revolution avait jets hors de leurs sphres et qui, habitus au
meurtre, l'incendie et au pillage, ne pouvaient plus tre qu'un pesant
fardeau pour la socit. Le despotisme devient ncessaire l o la
libert nest pas comprise. C'est aux peuples le rendre impossible,
en sachant maintenir parmi eux le culte de la morale et de la justice.
VII. Toussaint savait bien, dit avec raison l'empereur Napolon,
qu'en proclamant sa constitution, il avait jet le masque et tir
l'pe du fourreau pour toujours (1). Aussi devait-il s'attendre
la guerre. Mais pour dfendre cette indpendance (2) qu'il avait
enfin proclame, aprs s'tre refus le concours de Rigaud, ainsi qu'il
l'avoua lui-mme, il lui et fall la confiance et l'estime de ses con-
citoyens. Or, les anciens libres, noirs et jaunes, don't il avait dcim
la population, lui taient au fond rests hostiles ; les cultivateurs
commenaient s'apercevoir qu'ils n'avaient rien gagn la rvolu-
tion ; les colons rappels sur leurs habitations, tout heureux qu'ils
taient d'avoir vu dtruire l'influence des citoyens du 4 avril et de
jouir de gros revenues, n'en taient pas moins prts trahir leur bien-
faiteur, tout en paraissant l'exalter.
Qui enfin avait bnfici de tout le sang vers au nom de la
libert ? Les officers gnraux. Ceux-ci riches par les faveurs qu'ils
tenaient du gouverneur, talaient un luxe de satrapes ; couverts d'or et de
pierreries, ils oubliaient qu'ils avaient gmi sous l'oppression des blancs,
et ne comptaient mme pour rien la vie des anciens esclaves comme eux.
Quant au gouverneur, il tait trop intelligent pour ne pas pren-
dre son rle au srieux. Il organisa son arme en treize demi-brigades
de 1.500 hommes chacune, et les fit habituer aux volutions. Il s'entoura
personnellement d'un faste royal analogue l'omnipotence don't il s'tait
revtu. Une garde d'honneur de 1.500 hommes d'infanterie et de
800 hommes de cavalerie, brillamment vtus, peu prs comme les
anciens gardes-du-corps de la monarchie, ajoutait l'clat militaire au
milieu duquel il Pimait vivre (3).

(1) Mmoires de Napolon, vol. iv, p. 267.
(2) Le mot ne correspond pas au fait, car Toussaint, dans sa lettre date du
16 juillet 1800 au Premier Consul, lui disait : Je m'empresse de vous l'adresser
(la Constitution) pour avoir votre approbation et la sanction de mon gouvernement .
Les colons de Saint-Domingue avaient aussi parl d' indpendance dans le sens
d'une libert politique et commercale qui les ferait dpendre moins de la mtropole.
Il s'agit donc d'une espce d' autonomie interne . Ni pour Toussaint ni pour les
colons qui l'inspiraient il ne s'agissait nullement d' indpendance national . (F. D.)
(3) Pamphile de Lacroix, t. n, p. 225, certified avoir vu des propositions faites par
les Anglais, Toussaint, de le reconnatre roi d'Haiti. C'est un lapsus memorize.
J'ai sous les yeux tous les papers concernant les intrigues des Anglais avec Toussaint ;
ce sont les mmes don't parle le gnral franais. Je n'y vois rien qui ait trait de
pareilles propositions, si ce n'est un article de la Gazette de Londres du 12 dcembre 1798
(22 frimaire an vu), o on lit : C'est un grand point d'arracher cette Ile formidable












Des cercles brillants, anims par tout ce que chaque ville ren-
fermait de families blanches empresses former sa cour, donnaient
de lui l'ide du vritable monarque. Quant lui, dj habitu au bon
ton, une delicate et noble conversation, il savait y tenir une place
distingue.
VIII. Mais hors de l, le people noir commenait murmurer
d'tre astreint un travail continue et accablant sous peine de durs
chtiments. Il se souleva un jour la voix, dit-on, du propre neveu
du gouverneur, du gnral Moyse, commandant du dpartement du
Nord.
Ce gnral blmait la prdilection de son oncle pour les blancs;
et quoiqu'il ft le principal instrument de la fuite d'Hdouville et des
humiliations qu'prouva Roume, il tait loin de partager toutes ses
ides politiques. 11 n'avait jamais pu adopter ses funestes prventions
contre les multres, ce qui fit souvent croire qu'il s'tait prononc contre
la guerre du Sud. Il avait fait la guerre du Mle avec autant d'humanit
que possible cette poque d'ardentes passions. Il fut donc accus
de la rvolte qui clata dans le Nord la fin de vendmiaire (octobre).
Sans avoir t entendu, il fut jug au Cap et fusill au Port-de-Paix,
le 5 frimaire (26 novembre).
C'est un blanc, crole du Cap, le gnral Pageot, qui avait prsid
le conseil de guerre : ainsi, ce fut par un colon et pour les colons que
Toussaint fit sacrifier son neveu Quelle terrible leon pour les masses :
Christophe, nomm gnral de brigade, hrita du commandement
du Nord. De nombreuses mitraillades eurent lieu dans la ville du
Cap ; dans les autres localits du Nord, on se content de passer par
les armes des milliers de cultivateurs. Le gouverneur dit bien dans
son rcit que les insurgs avaient cri : Mort aux blancs mais il ne
dit pas si un seul blanc fut tu dans ces vnements. Aussi, beau-
coup ont pens que cette insurrection fut une machination du gou-
verneur lui-mme pour montrer la mtropole quel tait son dvo-
ment la race blanche, puisqu'il ne craignait pas de svir contre
son propre sang pour en maintenir la prpondrance.
A cette conjecture vraisemblable, je crois devoir ajouter cette
autre, que Toussaint-L'Ouverture pensait, par ce nouveau crime poli-
tique, dcider plus facilement le gouvernement consulaire sanctionner
la constitution qu'il venait de lui expdier. L'amour de la domination
rend tout probable : certain hommes, lorsqu'ils en sont possds,
ne rompent-ils pas en visire avec tous les principles de morale ?
ne se livrent-ils pas tous les forfaits ? Pourvu qu'ils arrivent
leurs fins, ils ne s'emeuvent de rien, pas plus du cri de leur conscience,
des maldictions de leurs semblables, que des vengeances du ciel.
C'est le chemin de l'chafaud qu'ils prennent pour monter au Capi-
tole ; mais, parvenus au fate, le pied leur glisse, et, tout broys par
la roche Tarpienne, ils laissent au monde un example effrayant de
grandeur et de misre, de piti et de honte: leon, hlas peu salu-
taire ; car de nouveaux monstres viennent renouveler les mmes
excs, comme si le sang avait pour eux un attrait tout particulier (1).

(Saint-Domingue) des griffes du Directoire ; car si jamais elle y restait, nos posses-
sions coloniales ne tarderaient pas tre envahies ; d'un autre ct, c'est un
grand point encore pour la cause de l'humanit, que l'autorit ngre soit par le
fait tablie Saint-Domingue, sous le commandement d'un ngre qui serait regard
< comme roi.
(1) M. Madiou, t. I, p. 122, raconte une entrevue entire Moyse et Toussaint, la
Marmelade ; il dit que le dernier voulut offrir son neveu l'occasion de prendre la
fuite et de chercher une retraite au milieu des bois . Pourquoi ce prtendu pont d'or ?
C'est prter la politique de Toussaint une purilit indigne de sa cruaut. M. Madiou
ajoute que Moyse, sans perspicacit, ne comprit pas le gouverneur. Moyse sans pers-


1801


LIVRE VI










PETION ET HAITI


IX. Quelles que fussent les intentions du gouverneur, le premier
consul avait dja rsolu l'expdition de Saint-Domingue. II avait
dit-il, le project de revtir de l'autorit civil et militaire et du titre
< de gouverneurgnral de la colonie le gnral Toussaint-L'Ouver-
a ture ; de confier le commandement aux gnraux noirs ; de conso-
lider, de lgaliser l'ordre de travail tabli par Toussaint et qui
tait dj couronn par d'heureux succs ; d'obliger les fermiers
noirs payer un cens ou redevance aux anciens propritaires fran-
ais ; de conserver la mtropole le commerce exclusif de toute
la colonie, en faisant surveiller les ctes par de nombreuses croi-
sires... La Rpublique aurait l une arme de 25 30.000 noirs,
qui ferait trembler toute l'Amrique ; ce serait un nouvel lment
de puissance qui ne coterait aucun sacrifice ni en homes, ni en
argent... Telle tait, ajoute Napolon, ma politique l'gard de Saint-
Domingue, quand arriva Vincent. Il tait porteur de la constitution
qu'avait de sa pleine autorit adopte Toussaint-L'Ouverture, qui
< 1 avait fait imprimer et mettre execution, et qu'il notifiait a la
France. Non-seulement l'autorit, mais encore l'honneur et la di-
gnit de la Rpublique taient outrags. De toutes les manires de
proclamer son indpendance et d'arborer le drapeau de la rebellion,
Toussaint-L'Ouverture avait choisi la plus outrageante, celle que la
mtropole pouvait le moins tolrer. Des ce moment, il n'y eut plus
dlibrer ; les chefs des noirs furent des Africains ingrats et rebel-
les avec lesquels il tait impossible d'tablir un systme. L'honneur,
comme l'intert de la France, voulut qu'on les fit rentrer dans le
nant.
Or, la paix continental venait d'tre signe Lunville, les prli-
minaires de celle d'Amiens venaient d'tre signs avec l'Angleterre.
Le premier consul crut le moment favorable pour rtablir Saint-
Domingue l'influence de la France.
X. Dans les premiers jours de sa puissance croissante, dit
M. Carnot, Bonaparte, malheureusement inspir par son ambition,
et peut-tre par les prjugs croles de son oreiller conjugal, avait
r runi des ministres, des conseillers d'Etat, des snateurs, au nom-
bre de soixante, pour aviser rtablir Saint-Domingue l'auto-
rit franaise. La mode des ides librales et philanthropiques
< tait dj remplace par celle de caresser les ides du matre. Aussi
la plupart des membres de cette nombreuse commission s'empres-
s srent de proposer des measures promptes et vigoureuses. L'un
S invoquait la force des armes pour dompter la rebellion et rinstal-
< ler l'esclavage aboli par la Convention; l'autre voulait que l'on
c dcimt les coupables, afin d'imposer l'obissance par la terreur:
< il est des hommes qui ce moyen semble tellement salutaire, qu'ils
c l'emploient indiffremment au service de toutes les causes. Quel-
ques-uns prfraient user d'adresse : ils proposaient de gagner les
< chefs ngres par des promesses et de tcher de les emmener en
< France, o l'on pourrait les garder prisonniers, sauf leur assurer
une modique pension.
Grgoire n'avait pas encore donn son opinion. Le premier
consul l'interpella : Qu'en pensez-vous ?
< Je pense, rpondit-il, que ft-on aveugle, il suffirait d'en-
tendre de tels discours, pour tre sr qu'ils sont tenus par des
blancs. Si ces messieurs changeaient de couleur, ils tiendraient
probablement un autre language.
picacit lui qui, au dire des gnraux franais eux-mmes, avait toujours blm
la ligne de conduite de son oncle avec les colons I lui qui avait prdit que l'union
du noir et du multre pouvait seule fonder le bonheur de la colonie I...











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LIVRE VI


Allons, interrompit Bonaparte avec un sourire qui dissimu-
lait quelque humeur, vous tes incorrigible (1).
Le chef de brigade Vincent opina aussi contre l'expdition de
Saint-Domingue. Il prsenta mme, le 21 vendmiaire (13 octobre),
par crit, des rflexions sur l'tat actuel de la colonie. Je n'ai pu
< me faire entendre, dit-il, l'intrigue m'a fait repousser; j'ai perdu
mon rang, ma fortune, mes appointments, et la vrit que j'avais
< annonce s'est signale par les plus affligeants dsastres pour mon
pays (2).
XI. L'arme expditionnaire, commande par le gnral Le-
clerc (3), s'levait 21.883 hommes (4) ; elle tait rpartie sur cin-
quante-quatre vaisseaux ou frgates sous les ordres de l'amiral Vil-
laret-Joyeuse. Ce grand dploiement de forces tait fait, disait-on,
pour une nouvelle expedition d'Egypte. Mais on raconte que Ption
se promenant un jour aux Tuileries, un sieur Cottereau, chef de l'un
des bureaux du ministre de la marine, venant le rencontrer, lui
dit, en lui posant familirement les mains sur les paules : Allons,
consolez-vous ; bientt vous retournerez vos cultures. Que vou-
lez-vous dire ? demand Ption en le regardant fixement. Que bien-
tt vous retournerez chez vous, vos cultures, reprit Cottereau.
Ption ne dit rien ; mais lorsque Cottereau fut parti il resta long-
temps silencieux. Puis il dit un ami qui se promenait avec lui:
Parbleu! qui ignore la vritable destination de cet armement ?
Mais Cottereau est un impudent et un indiscret ; a-t-il voulu me dire
qu'on rtabira l'esclavage (5) ?
Le gouvernement comptait beaucoup sur les officers noirs et
jaunes qui taient en France pour aider au succs de ses armes. Ri-
gaud, Leveill, Villatte ; les chefs de brigade Birot et Borno-Dlard,

(1) Mmoires de Grgoire, ancien vque de Blois, prcds d'une notice histo-
rique sur l'auteur, par H. Carnot, Paris, 1837.
(2) S'il faut en croire M. Madiou, t. n, p. 131, Lapointe mme avait t appel
d'Angleterre, parce qu'il avait une carte des plus dtailles de la colonie ; on lui
aurait promise une forte some pour le dcider faire le voyage. Le ministry, aprs
avoir consult sa carte, lui aurait demand combien il fallait d'hommes pour sou-
mettre Saint-Domingue : Cent mille dbarqus en mme temps, et le mme nombre
toujours entretenu pendant plusieurs annes , aurait rpondu Lapointe. D'abord,
o Lapointe aurait-il pu rencontrer de meilleures cartes de Saint-Domingue que celles
qui existaient alors, comme aujourd'hui, au dpt du ministre de la marine de
France ? Ensuite, Lapointe n'tait-il pas un homme trop astucieux pour faire au
ministry une rponse aussi impertinente et aussi ridicule ? I est vrai que M. Madiou
ajoute qu'il fut trait de fou ; que, peu aprs, sur la dnonciation d'un colon, il fut
traduit devant une commission militaire, comme ayant livr l'Arcahaye aux Anglais,
et qu'enfin il reut l'ordre de quitter la France bref dlai.
Notons cependant que Lapointe tait encore Paris le 5 prairial an xi (25 mai
1803) ; qu'alors il brlait de consacrer au gouvernement ses services et sa vie, et
qu'il proposait au premier consul l'tablissement d'un cordon MiragoAne, pour pr-
server le Sud des progrs de la rvolte, etc. *.
(3) M. Madiou, t. i, p. 131, advance que le commandement de l'expdition fut
offert Bernadotte, qui le refusa. Bernadotte, au contraire, brigua ce commandement ;
plusieurs autres gnraux aussi. Leclerc, avant sa mort, crivait au premier consul, le
2 frimaire an x (23 novembre 1801) : J'ai eu singulirement me louer du procd
dlicat du gnral Bernadotte. J'y ai t d'autant plus sensible qu'il s'tait attend
avoir le commandement de l'expdition *.
(4) Rapport de Rochambeau au ministry, Jamaique, 29 frimaire an xxi (21 d-
cembre 1803).
(5) M. Madiou relate, t. xi, p 339, qu'on rapporte que Ption alla la prfecture
de police pour demander son passport, et qu'un chef des bureaux, aprs l'avoir
examin attentivement, dit : Si le premier consul m'en croyait, il ne renverrait pas
cet homme de couleur Saint-Domingue. En France, le militaire n'a rien de commun
avec le civil ; le passport du soldat est sa feuille de route. Ainsi, Ption ne put
jamais tre un objet de pronostic pour aucun chef de bureau de la police.
Archives de l'ancienne secrtairerie d'Etat.
Archives de l'ancienne secrtairerie d'Etat, comit colonial.










PETION ET HAITI


l'adjudant-commandant Ption; les chefs d'escadron Millet, Maurice
Bienvenu, Etienne Saubat, Brebillon, Abraham Dupont, Kayer-Lari-
vire, Belley; les chefs de bataillon Dupuche, Brunache, Gautras;
les capitaines Boyer, Claude Agar, Poisson, Pierre-Louis Dugazon,
Jean-Baptiste Bauvais; les lieutenants Vincent Greffin, Gabriel Vil-
joint, Joseph Borno, se dirigrent donc de Paris et de Bordeaux sur
Rochefort, o ils taient runis le 26 brumaire (17 novembre) (1).
Tous avaient t maintenus par le fait dans leurs diffrents grades,
l'exception de Ption et de Dupont, parce qu'aucun n'avait fait de
reclamation aprs la vaine tentative de ces deux derniers; seulement
Ption, sur la liste des officers coloniaux, tait qualifi d'adjudant-
commandant au lieu de chef de bataillon, comme le portait la dci-
sion du ministry que j'ai cite au livre prcdent (2).
XII. L'arme tait donc sur le point de partir quand la politique
du gouvernement consulaire commena se rvler l'gard des colo-
nies. Ce fut l'occasion de l'ouverture du Corps lgislatif. Dans l'ex-
pos de la situation de la Rpublique que, le 1" frimaire (22 novem-
bre), les consuls prsentrent la nation, on lit ce passage :
A Saint-Domingue, des actes irrguliers ont alarm la popu-
lation. Sous des apparences quivoques, le gouvernement n'a- voulu
voir que l'ignorance qui confond les noms et les choses, qui usurpe
quand elle ne croit qu'obir ; mais une flotte et une arme, qui s'ap-
prtent partir des ports de l'Europe, auront bientt dissip les
nuages, et Saint-Domingue rentrera tout entire sous les lois de la
Rpublique.
A Saint-Domingue et la Guadeloupe, il n'est plus d'esclaves;
c tout y est libre, tout y restera libre. La sagesse et le temps y ram-
neront l'ordre et y tabliront les cultures et les travaux.
A la Martinique, ce seront des principles diffrents. La Marti-
e nique a conserv l'esclavage, et l'esclavage y sera conserv. Il en a
trop cot a l'humanit pour tenter encore, dans cette parties du
monde, une revolution nouvelle.
La Guyane a prospr sous un administrateur actif. et vigou-
reux ; elle prosprera davantage sous l'empire de la paix, et agran-
die d'un nouveau territoire qui appelle la culture et promet des
richesses.
Les miles de France et de la Runion sont restes fidles la
mtropole, au milieu des factions et sous une administration faible,
incertaine, telle que le hasard l'a faite, et qui n'a reu du gouverne-
ment ni impulsion, ni secours. Ces colonies importantes sont ras-
sures ; elles ne craignent plus que la mtropole, en donnant la
libert aux noirs, constitute l'esclavage des blancs (3).
On a dit, d'autres ont rpt, que le cabinet britannique, avant
la signature du trait de paix, voulut s'opposer l'expdition. Mais,
au contraire, lord Addington, interpell cet gard dans la Chambre
des communes, dclara que le dpart des flottes ne mettait aucun
obstacle au progrs des ngociations (4).

(1) Rigaud au ministry. Rochefort, 26 brumaire an x (17 novembre 1801).
(2) De tous les officers de Rigaud, Dartiguenave fut le seul qu'on ne voulut pas
employer dans l'expdition. On l'avait signal au gnral Leclerc comme un trs
mauvais sujet (sic) *. Qu'on ne s'tonne pas de ne voir figure ici ni Martial Besse,
ni Chanlatte, le premier dport par ordre de Toussaint, le second chass de Santo-
Domingo par le mme. Besse ne fut envoy Saint-Domingue que quelque temps aprs.
Chanlatte ne quitta plus la France, oi il vcut et mourut ignor.
(3) Bulletin des lois, troisime srie.
(4) Ambigu, recueil rdig Londres par Peltier, vol. xxxiv, p. 280.
Archives du ministre de la marine de France, dossier personnel.










LIVRE VI


XIII. Toussaint avait appris par les journaux anglais les prli-
minaires de la paix d'Amiens. Il savait aussi que la France se dis-
posait envoyer une escadre Saint-Domingue. Il se hta de con-
clure un march avec lord Nugens, gouverneur de la Jamaque, pour
des armes et des munitions. Il donna partout des ordres pour rparer
les fortifications, pour recruter des troupes ; prescrivit de porter
1.500 hommes le chiffre des demi-brigades, et rsolut d'en porter
le nombre quinze. Il rorganisa sa garde d'honneur en y faisant
entrer les plus beaux hommes des autres corps. Il fit lui-mme les
leves, depuis le Port-au-Prince jusqu' Santo-Domingo. Il ordonna
tous ses lieutenants de ne recevoir dans les ports aucun armement
sans ses ordres directs. L'interception d'un grand nombre de lettres
de France vint confirmer la certitude de l'expdition (1). Il fit, le
29 frimaire (20 dcembre), une proclamation dans laquelle il disait:
Je suis soldat : je ne crains pas les hommes ; je ne crains que Dieu.
S'il faut mourir, je mourrai comme un soldat d'honneur qui n'a rien
se reprocher. Il termine ensuite par un appel aux braves;
Toujours au chemin de l'honneur, je vous montrerai la route que
vous devez suivre. Soldats, vous devez, fidles observateurs de la
subordination et de toutes les vertus militaires, VAINCRE OU MOU-
RIR A VOTRE POSTE. >
XIV. Quelques crivains nationaux reprochent Toussaint de
n'avoir pas, en presence des vnements, proclam solennellement
l'indpendance du pays, measure qui, leur avis, et sauv sa cause.
Mais peut-on oublier que la tyrannie de Toussaint avait rendu sa
domination intolrable ? Les ides nouvelles, enfantes par le
xviii' sicle, permettaient-elles de gouverner les peuples autrement
que par le respect des personnel, des proprits, des liberts indivi-
duelles ? Or, Toussaint n'avait-il pas toujours mconnu ces prin-
cipes ? O donc et-il pu puiser l'immense dvoment don't il avait
besoin pour sauver sa fortune, quand, autour de lui, tout tait dfiance ?
D'ailleurs, Toussaint lui-mme ne se faisait gure illusion sur sa fausse
position. Un instant il eut l'intention de convoquer l'Assemble central
et de s'en rapporter ses lumires ; mais le temps lui manqua (1).
XV. Les escadres de Rochefort, de Brest et de Lorient appareil-
lrent le 23 frimaire (14 dcembre) ; elles se rallirent pour la troi-
sime fois au Cap-Samana, la tte de l'le de Saint-Domingue. Le-
clerc envoya deux frgates, la Fraternit et la Prcieuse, avec un
petit corps de troupes, sous les ordres de Kerverseau, contre Santo-
Domingo, o commandait Paul-L'Ouverture avec la 10" demi-brigade.
Le reste de l'arme fut partag en trois divisions : celle de droite,
commande par le gnral Boudet, march sur le Port-Rpublicain;
celle de gauche, sous les ordres du gnral Rochambeau, sur le Fort-
Libert; et celle du centre, avec le gnral Hardy, sur le Cap.
Toussaint accourait du territoire espagnol; il n'arriva devant le
Cap que pour tre tmoin de l'incendie que Christophe y avait allum,
et de l'vacuation tumultifaire de la garnison et des habitants.
La flotte qui portait la division Hardy tait alors mouille au Cap ; une
seule frgate louvoyait au large : c'tait la Vertu, bord de laquelle
se trouvaient Rigaud et ses compagnons. Leclerc avait, dit-on, pour
instructions secrtes de dporter ces officers Madagascar, en cas que


i1) Allier, secrtaire de Toussaint, Leclerc. Fort-Libert, le 19 pluvise an x
(8 fvrier 1802).
(2) Lettre prcite.











10 PETION ET HAITI

l'expdition et t accueillie favorablement (1). Le premier consul
et estim en ceci, avec raison, que ces hommes, qui avaient grand
avec la revolution, n'eussent pu etre que des entraves ses projects
de restauration colonial. Mais la lueur sinistre de l'incendie avait
dcouvert aux Franais qu'il leur faudrait livrer des batailles ; et
ces officers, par leur influence, pouvaient rassurer les populations
sur le but moral de l'expdition. En effet, qui se ft imagine qu'une
arme qui les comptait dans ses rangs pt avoir une mission hostile
la libert ?
Rigaud, Villatte, Lvll, Ption, Birot, Mars Belley et leurs autres
compagnons furent d.onc dbarqus au Cap, o ils restrent dans l'inac-
tion. Mais le 27 pluvise (16 fvrier), Ption, Birot, Dupuche,
Boyer, etc., reurent ordre de monter bord de la frgate la Fran-
chise, pour se rendre la division Boudet (2). Cette division, malgr
les efforts de Lamartinire, chef du 1" bataillon de la 3* demi-bri-
gade (3), venait, le 16 pluvise (5 fvrier), de prendre possession
du Port-Rpublicain.
Le gnral Boudet avait pris trs facilement possession du Port-
Rpublicain, grce la trahison de Bardet, qui, chef du 3' bataillon
de la 13' demi-brigade (4), livra sans coup frir le fort Byzoton, d-
couvrant ainsi la place don't il tait la premiere sentinelle. La con-
duite de Bardet provenait du ressentiment qu'il avait conserv, ainsi
que ses soldats, des atrocits ordonnes par Toussaint durant la guerre
civil (5). Bientt les deux autres bataillons du mme corps, en gar-
nison Baya-Hunda, dans la baie de Neybe, o Toussaint avait jet
les fondements d'une ville, entrans par leurs chefs Moreau et Jean-
Louis Franois, vinrent aussi faire leur soumission.
XVI. Cependant, le Premier des Noirs, un instant irrsolu, avait
recouvr son nergie habituelle. Il envoya ordre tous ses lieute-
nants de lutter corps corps avec l'invasion, de ne cder qu' la
dernire extrmit, de tout ravager et incendier, et surtout de ne
faire aucun quarter aux blancs. Il se disposait se rendre des Go-
naves dans le Sud, quand il apprit l'arrive Ennery de ses enfants,
Placide et Isaac, levs en France et que le premier consul lui ren-
voyait avec leur prcepteur, M. Coisnon. Il y court dans la nuit du
20 au 21 pluvise (9 au 10 fvrier (6). Il prend la lettre du premier
consul, o il lit que celui-ci a pour lui de l'estime, et reconnat les
services qu'il a rendus au people franais ; que si le pavilion de
la France flotte encore Saint-Domingue, c'est Toussaint qu'on le
e doit ; mais que la constitution qu'il a faite, tout en renfermant
(1) M. Isaac-L'Ouverture, p. 235 de ses Mmoires, est le premier qui a avanc cette
assertion ; mais je dois la vrit de dclarer qu'ayant eu, du gnral Pamphile
de Lacroix, communication des instructions remises Leclerc, je n'y ai rien dcouvert
de semblable.
(2) Dupuche au ministry. Ajaccio (ile de Corse), 26 germinal an xi (16 avril 1803).
(3) La 3- demi-brigade (aujourd'hui 1er regiment de ligne) fut forme, come
nous l'avons dj dit, des dbris de la lgion de l'Ouest, en replacement de la pre-
mire 3e demi-brigade qui, pendant la guerre de Toussaint et de Rigaud, s'tait
prononce au Mle pour la cause du Sud, et avait t licencie pour ce fait. Toussaint
n'avait pas encore achev la formation des deux autres bataillons, lors de l'appa-
rition des Franais.
(4) Ce bataillon ne s'levait qu' 200 hommes. Lettre de Latouche-Trville Villaret,
17 pluvise an x (6 fvrier 1802).
(5) Louis Bardet (Pierre-Jean-Baptiste), multre, naquit vers 1773 sur l'habitation
de son nom, situe dans la plaine des Cayes. Aprs sa soumission, il fut nomm com-
mandant militaire de PlArcahaye. Il passa ensuite dans la gendarmerie du Sud. Malgr
le service qu'il avait rendu aux Franais, en leur livrant le fort Byzoton, 11 fut noy
au Petit-Trou, le 12 nivse an xi (2 janvier 1803), sous prtexte de conspiration
(note de Segrettier).
(6) M. Coisnon au ministry, 1" ventse an x (20 fvrier 1802).













beaucoup de bonnes choses, en content qui sont contraires la
dignit et la souverainet du people franais, don't Saint-Domin-
: gue ne forme qu'une portion. Enfin, le premier consul l'invitait
assister de ses conseils le capitaine-gnral, computer sans r-
serve sur son estime et se conduire comme doit le faire un des
principaux citoyens de la plus grande nation du monde.
Mais cette lettre avait t remise trop tard, le sang coulait. Tous-
saint renvoya M. Coisnon et ses enfants au Cap. Il charge M. Gran-
ville, qui faisait l'ducation de Saint-Jean, son plus jeune fils, de les
accompagner avec ses dpches.
C'est aux Gonaves qu'il attendit la rponse. Leclerc l'invitait
se rendre au Cap. Mais il s'y refusa et laissa ses enfants, qui taient
venus lui apporter cette rponse, la libert de prendre le parti de la
mtropole ou le sien. Placide prit parti pour son pre, et Isaac pour
la metropole. Alors Toussaint ne songea plus qu' dfendre cette
prcieuse libert qu'il avait lui-mme si souvent mconnue et ou-
trage.
XVII. L'Est et le Sud taient soumis sans coup frir ou sur le
point de l'tre. Paul-L'Ouverture, Clervaux (1), Laplume, Nret (2),
Domage, de qui Toussaint attendait de si grands services, se voyant
sans instructions prcises, avaient dj pass ou taient prts pas-
ser l'ennemi. L'Ouest avait compltement subi le joug du plus fort.
Dans le Nord, on pouvait encore computer sur le Port-de-Paix et quel-
ques communes de l'intrieur; mais, proprement parler, il ne res-
tait plus que l'intrieur de l'Artibonite qui ft intact. Toussaint
avait concentr l le noyau de la resistance. Aussi fut-ce contre ce
dpartement que se dirigrent toutes les forces franaises.
XVIII. Pendant que les divisions Hardy, Rochambeau et Debelle
se dirigeaient vers les Cahos, la premiere par la Coupe--l'Inde,
la second par la rive gauche du Cabeuil, la troisime par les Go-
naves, le gnral Boudet partait de Port-au-Prince, le 2 ventse
(21 fvrier), sur le vaisseau le Hros, avec Ption et Birot dans son
tat-major (3), pour se rendre Mont-Rouis, o sa division devait le
joindre par terre. Il poussa jusqu' Saint-Marc, que Dessalines venait
de livrer aux flames.
XIX. Leclerc partit du Cap avec la reserve de son arme, ayant
notamment Rigaud dans son etat-major (4). Au Gros-Morne il reut
le 9 ventse (28 fvrier), la soumission de Morpas (5). Bientt il
s'embarqua aux Gonaves et arriva au Port-au-Prince le 12 ventse
(3 mars) (6). Il fut reu dans cette dernire ville au bruit des cloches
et de l'artillerie. On n'oublia pas le TE DEUM, don't Toussaint savait
si habilement se servir pour fasciner les noirs et qui aujourd'hui
n'est plus qu'une triste banalit politique.
Rigaud avait t revu avec transport par les habitants de Port-

(1) Lisez partout Clervaux.
(2) Lisez partout Nret.
(3) Ordre d'embarquement donn ces deux officers par Pamphile de Lacroix,
adjudant-commandant, chef de l'tat-major de la division Boudet, du 2 ventse an x
(21 fvrier 1802).
(4) M. Madiou, t. Ii, p. 201, fait tort marcher Rigaud avec la division Rocham-
beau, contre le centre de l'Artibonite ; la page suivante, il fait, au Grand-Fonds-
Magnan, dans les Cahos, et au milieu d'une mle, tomber aux genoux de Rigaud
mesdames Gabart, Daut et Vernet, pour implorer la protection de ce gnral. Cette
circonstance dramatique n'a que le mrite d'tre errone. Le gnral Leclerc n'tait-il
pas trop susceptible d'avoir besoin des conseils de Rigaud, dans l'Ouest et le Sud,
pour consentir a s'en sparer.
(5) Lisez partout Morpas.
(6) Leclerc au premier consul, 14 ventse an x (5 mars 1802).


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LIVRE VI











12 PETION ET HAITI

au-Prince, qu'il avait si longtemps et si glorieusement dfendus contre
l'aristocratie colonial. Le souvenir de ses malheurs, qui avaient t
ceux du pays tout entier, ajoutait encore aux tmoignages d'affection
qu'il recueillait de toutes parts. Deux cents officers ou bas officers
parmi lesquels se trouvaient Bonnet, son ancien aide-de-camp, et
Geffrard, l'ancien chef de la 4' du Sud, ramens bord de la frgate
la Crole, de Cuba, o ils s'taient rfugis aprs la guerre civil,
furent des premiers aller lui porter leurs hommages.
L'enthousiasme don't Rigaud tait l'objet ne devait pas chapper
l'oil vigilant des gnraux franais.
XX. Un des premiers soins du gnral Leclerc fut de se crer,
l'instar de Toussaint, une garde d'honneur tire de l'lite de la division
Boudet; puis, comprenant de quel poids pouvaient peser les troupes
coloniales dans les vnements actuels, dj renseign, mme avant
d'avoir quitt la France, sur le mrite des divers officers de la colo-
nie, satisfait surtout des rapports honorables que lui fit Boudet sur
la conduite de Ption pendant la march rcente de Saint-Marc, il
donna ce dernier, vers le 15 ou 16 ventse (6 ou 7 mars), le com-
mandement de la 13* demi-brigade (1). Si c'tait rparer en parties
l'injustice du ministre, puisque Ption n'tait pas seulement chef
de brigade, mais encore adjudant-gnral, c'etait aussi ravaler
l'ancien commandant en chef de l'arme du Sud, c'tait encore le
faire passer d'une arme d'lite, l'artillerie, une arme infrieure,
l'infanterie, mutation que les militaires ont toujours rgarde comme
une disgrace.
Mais peu important alors. Ption accept avec bonheur ce com-
mandement : la 13' n'tait-elle pas forme de ces mmes hommes du
Sud qui avaient servi sous ses ordres et qui retrouvaient en lui l'of-
ficier estim et rsolu qu'ils avaient connu ?
XXI. Tel tait le nouveau poste auquel Ption venait d'tre appel,
quand l'arme franaise, continuant sa march, converge sur le fort
L'Ouverture, connu aujourd'hui sous le nom de la Crte--Pierrot, du
nom du morne sur lequel il est assis. Ce fort domine le bourg de la
Petite-Rivire et command l'entre des Cahos, montagnes presque
inaccessibles o le Premier des Noirs avait mnag ses magasins.
12.000 hommes entourent cette bicoque ; mais elle est dfendue par
1.500 hommes enflamms de l'amour de la libert et commands par
Dessalines, Magny et Lamartinire, trois soldats don't le danger a
toujours exalt le courage trois soldats qui prfrent la mort
la servitude !
D'abord, le 13 ventse (4 mars), la division Debelle, forte de
2,000 hommes, sortie du Port-de-Paix et en dernier lieu des Gonaves,
vient attaquer le fort. Debelle perd dans cette affaire 400 hommes;
il est lui-mme bless la tte, ainsi que le gnral Devaux. Le chef
de brigade Pambour dirige la retraite sur une position en arrire.
Leclerc tait au Port-au-Prince. A la nouvelle de cet chec, il
ordonne Boudet de partir avec toutes les troupes disponibles de
sa division, et lui-mme ne tarde pas le suivre avec la garde d'hon-
neur. Rigaud faisait parties de son tat-major.
Boudet, le 18 ventse (9 mars), arrive aux Vrettes, travers


(1) Vendme, surnomm l'Intrpide, tait le chef de cette demi-brigade ; mais,
toujours malade aux Cayes, il avait rarement paru son commandement. Ce lgion-
naire du Sud, au moment de la sanglante reaction de Laplume et de Berger, malgr
la faiblesse de sa sant, tenta de s'vader des Cayes, pour aller se rallier a ses frres
partout en tat d'insurrection. Arrt, il fut jet en prison, d'o il ne sortit que pour
tre pendu au Morne--Coquilles.












les montagnes des Crochus, par le chemin dangereux de Pensez-y-
bien.
Le bourg des Vrettes, incendi et dsert, offrait en outre l'horrible
aspect d'une multitude de families blanches que Dessalines avait fait
massacrer, sans distinction de sexe ni d'ge. Triste prsage pour les
Franais !
Boudet, cependant, continue dans la nuit du 19 au 20 ventse
(10 au 11 mars) sa march contre la Crte--Pierrot. Ption, avec
la 13", format la tte de la division, don't l'adjudant4commandant
d'Hnin conduisait l'avant-garde. C'tait dj l'usage de laisser
essuyer les premiers coups de fusil par les troupes coloniales, non pas,
comme on le croit, pour les y exposer avec de perfides INTENTIONS,
mais parce qu'elles servaient d'claireurs aux troupes blanches. Nos
soldats ne comprenaieint en cela que le danger auquel ils taient parti-
culirement exposs ; ils se plaignaient au milieu de la march sou-
vent gne par le feu des embuscades. Alors oi entendit Ption, qui
n'avait jamais aim que les postes les plus prilleux, touffer les mur-
mures de ses compagnons, et enfin, impatient, leur dire voix
basse : Misrables, n'tes-vous pas honors de marcher les premiers?
Taisez-vous, et suivez-moi (1).
Enfin, la division traverse l'Artibonite en face de l'habitation
Labadie o, cette fois, la chaleur intempestive du soleil avait favoris
un gu. Vers le soir, cette division se trouve la porte du canon de
la Crte--Pierrot, et s'lance contre la garde avance du fort. Celle-
ci dmasque les batteries en se prcipitant dans les fosss. Alors la
mitraille vomit la mort dans les rangs de la division franaise. Bou-
det perd 400 hommes, et lui-mme est bless.
Le gnral Dugua, venant de Saint-Marc avec la reserve, devait
donner en mme temps que Boudet ; mais il parut trop tard. Nan-
moins, il attaqua son tour, perdit 300 hommes et fut aussi bless.
Dans cette mme journe, Leclerc reut au venture une balle morte,
et eut quatre aides-de-camp blesss ses cts. Il se retira sur l'habi-
tation Mathies, o se trouvait son quartier-gnral.
Alors toutes les divisions reurent l'ordre de se replier pour se
refaire ; elles ne reprirent l'offensive que le 1" germinal (22 mars),
renforces de celles que commandaient les gnraux Rochambeau et
Hardy, et conduisant une artillerie formidable.
Mais pendant que Leclerc faisait ces nouveaux prparatifs, Des-
salines avait envoy Lamartinire tablir une redoute sur une des
minences du morne de la Crte-d-Pierrot, pour contenir le gnral
Rochambeau. Lamartinire y avait plac trois pieces de canon et
une garnison de deux cents hommes.
XXII. Tout ainsi dispos de part et d'autre, Rochambeau, camp
sur un mamelon de la Crte--Pierrot, ouvrit un feu terrible sur la
redoute o se trouvait Lamartinire, pendant que Pamphile de Lacroix,
qui avait pris le commandement de la division Boudet, dressait,
la gauche du bourg de la Petite-Rivire, un mortier contre le fort
lui-mme.
Rochambeau, par la supriorit du tir de sa batterie, venait de
dmonter compltement les canons de la redoute ; il ordonne d'avan-
cer pour s'en emparer. Mais il est arrt sur tout son front par un
foss et un immense abattis de bois de campche. Il est oblig de se
retire aprs avoir perdu beaucoup de monde.

(1) Un chef, dit ce propos Pamphile de Lacroix, qui prche d'exemple, est sr
d'tre obi, surtout par les noirs. Ce gnral et fait preuve de plus de vracit en
disant : par les soldats de toutes les races.


1802


LIVRE VI










PETION ET HAITI


Ption, avec la 13", occupait le front de la division Boudet. Pam-
phile, sachant qu'il avait fait ses premires armes dans l'artillerie,
lui offrit la direction de son mortier (1). Les artilleurs blancs, qui
avaient tous servi en Italie ou en Egypte, sous les ordres de Bona-
parte, le premier artilleur de l'Europe, vinrent entourer l'officier
multre, s'interrogeant des yeux, et impatients surtout de le voir
l'oeuvre. Mais, la facility avec laquelle il command la manouvre,
la justesse du tir, chacun resta confondu, et surtout convaincu que
les capacits sont indpendantes de la couleur de l'piderme. Une
poudrire sauta, les tentes de feuillage furent incendies.
Je ne dirai pas, comme M. Madiou (2), que dans le fort on criait
chaque parabole des bombes : C'est Ption Gare Ption I car,
sans doute, les hroques dfenseurs de la Crte--Pierrot ignoraient
alors qui dirigeait le feu contre eux.
Pourquoi exagrer un mrite qui se recommande assez de lui-
mme ? J ai trop de respect pour la majest de l'histoire. Mais ce qu'il
y a de certain, c'est que les dgts occasionns par Ption furent im-
menses. Et si l'attaque fut aussi violent qu'habile, que de beaux traits
de courage et d'intrpidit honorrent les assigs. Un canonnier,
c dit M. Descourtilz, voit une bombe tomber auprs de son ami malade
et endormi : jugeant son sommeil trop prcieux, il ne veut pas le
rveiller, s'lance sur la bombe, coupe la mche allume, et, par son
intrpidit, sauve la vie de son camarade, don't la mort paraissait
inevitable. Un grenadier ne fut pas si heureux. Ivre d'un sommeil
don't nous tions privs depuis trois jours, et s'y abandonnant mal-
gr l'imminence du danger, un obus tomba prs de lui; on lui crie
de s'en garantir en se jetant venture terre; mais, encore appesanti,
peine s'tait-il frott les paupires qu'il disparut nos yeux (1).
XXIII. Dessalines, se voyant sur le point de succomber, remit le
commandment Magny, et partit, dans la nuit du 1" au 2 germinal
(22 au 23 mars), pour chercher des troupes, afin d'oprer une diver-
sion en faveur de ses compagnons. Mais, au morne Nalo, il rencontra
une brigade sous les ordres du gnral Desplanques. Cette brigade
le culbuta jusqu'au revers du Fonds-Tobie, lui coupant ainsi toute
communication avec la Petite-Rivire.
Sur ces entrefaites, Lamartinire, ne pouvant plus rpondre au
feu de Rochambeau, abandonne sa redoute dans la nuit du 2 au 3 ger-
minal (23 au 24 mars), et malgr un combat occasionn par une mprise,
il vient apporter dans la position principal son assurance et son cou-
rage. La garnison, dj extnue par la faim et la soif, ces besoins les
plus imprieux de la nature, rduite mcher des balles pour se nour-
rir de leur trituration bourbeuse, tait menace d'un assait pour le
lendemain : dj les fascines taient prtes. Alors Lamartinire, pre-
nant sur Magny l'autorit premiere qui appartient toujours lau-
dace, renouvela ce qu'avait si heureusement excut Ption la sortie
du Jacmel. Il profit des tnbres de la nuit, march dans le plus grand
silence, tombe sur le quartier-gnral occup par Rochambeau, qu'il
et indubitablement pris ou tu si celui-ci, rveill en sursaut par les

(1) Chose remarquer, dit le gnral Fressinet, c'est que le gnral en chef
laissa la direction et le commandement de sa batteries mortier au colonel Ption,
aujourd'hui la tte d'une faction. (Notes manuscrites sur l'expdition de Saint-
Domingue. MINISTRE DE LA GUERRE.)
(2) Histoire d'Haiti, par M. Madiou fils, t. II, p. 222.
(3) M. Descourtilz, mdecin naturaliste, qui madame Dessalines avait sauv la
vie lors du massacre des blancs la Petite-Rivire, tran au fort, servait de mdecin
a la garnison. Il donne, dans son Voyage d'un Naturaliste (Paris, chez Dufort, 1809),
une intressante relation des vnements de l'Artibonite.












coups de fusil tirs sur sa grand'garde, n'et pas eu le temps de se
jeter dans le bois voisin. Lamartinire et Magny n'avaient pas perdu
la moiti de leurs compagnons dans cette mele. Ils ne laissrent
aux Franais que leurs morts et leurs blesss, quelques canonniers
blancs, la musique de la garde d'honneur, un magasin poudre qu'ils
n'avaient pas voulu faire sauter pour ne pas veiller 1 attention de
l'ennemi, quelques fusils et leur artillerie (1). Ils firent leur junction
avec Dessalines sur le sommet du morne du Calvaire.
Le gnral Leclerc dirigea sur les Gonaves la division Rocham-
beau, celle de Hardy sur le Cap, et celle de Boudet sur le Port-au-
Prince. Il revint lui-mme dans cette dernire ville, o son sjour fut
marqu par la deportation de Rigaud.
XXIV. L'ordre de deportation, en date du 7 germinal (28 mars),
tait motiv sur une lettre que Rigaud avait adresse Laplume le
20 ventse (11 mars) (2), peu de jours avant son dpart, la suite
du gnral Leclerc, pour la Crte--Pierrot.
Que contenait donc cette lettre de si criminal, qu'elle pt attirer
ce gnral un nouveau malheur ?
Aprs avoir rappel la situation de ses malheureux concitoyens,
Rigaud y disait que le gouvernement franais avait rendu justice
< sa conduite et sa fidlit; qu'il allait se diriger vers les rebelles
incendiaires du Nord (3) ; qu'ensuite il portrait ses pas vers le
< Sud, pays qui l'avait vu natre et o il avait command avec hon-
neur et gloire ; qu'il esprait n'y trouver que des frres, des amis
et de bons Franais. Enfin il priait Laplume de faire la restitution
de ses biens sa sur ou un M. Deronceray.
On ne peut attribuer le ton hautain de cette lettre qu' l'habitude
du commandement contracte par Rigaud. On doit mme le blmer
de chercher de sa propre autorit annuler ce qu'avait ordonn Tous-
saint, chose qui n'tait qu'au pouvoir de Leclerc. Mais on ne peut voir,
dans la dmarche de Rigaud, aucun regret de la soumission de Laplume
au gouvernement de la mtropole, comme le dit l'acte de deportation.
Il est vrai que cet acte porte en outre que Rigaud avait envoy des
missaires dans le Sud pour ralentir la culture et inspire la terreur
aux paisibles citoyens. Cette dernire assertion n'tait qu'une
calomnie des colons, don't Laplume se faisait sottement et mcham-
ment l'cho. Pour nous, travers tous les prtextes don't on colora
l'embarquement de Rigaud, nous ne pouvons voir que la pense de
calmer les inquitudes de Toussaint, et de l'amener plus facilement
faire sa soumission en lui prouvant, par ce grand acte de svrit,
qu'on n'entendait pas favoriser ses ennemis (1).

(1) Je dirai ici, pour rendre hommage la vrit, que le multre Lamartinire
agit, dans cette affaire, avec une intelligence rare et une intrpidit peu commune.
Sa resistance fut vraiment tonnante, et sa retraite parfaitement conduite.
(Fressinet, notes dj cities, don't Pamphile de Lacroix s'est beaucoup inspire).
(2) La presence de Rigaud au Port-au-Prince cette date prouve une fois de plus
qu'il ne faisait pas parties de la division Rochambeau, puisque, suivant le rapport
de ce dernier, il se trouvait alors'lui-mme dans le Mirebalais.
(3) Rigaud, sans doute, malgr sa pense, et pour sr contrairement l'assertion
de M. Madiou, t. n, p. 202, n'eut pas le temps, cette priode de notre histoire, de
combattre avec acharnement Toussaint-L'Ouverture. Priv de tout commandement, il
ne fit qu'assister au sige de la Crte--Pierrot, la seule affaire o il se soit alors
trouv.
(4) Mais Toussaint ne fut pas dupe de la conduite de Leclerc. C'tait, dit-il, contre
moi qu'on avait amen ici ce gnral ; ce n'est pas pour moi qu'on l'a rembarqu.
Je plains son sort. Il ne pensait pas alors, ajoute M. Isaac-L'Ouverture *, que
lui et le gnral Rigaud dussent se trouver dans une mme prison, sur les frontires
de la Suisse.
Mmoires d'Isaac-L'Ouverture, p. 321.


1802


LIVRE VI










16 PETION ET HAITI

Quoi qu'il en soit, le jour mme que Leclerc mettait son ordre
au gnral Dugua, ce dernier invitait Rigaud s'embarquer sur la
frgate la Cornlie pour aller remplir une mission. Une fois rendu
bord, on lui dclara qu'il tait prisonnier, et on lui demand son
pe. Mais, domin par une gnreuse indignation, Rigaud prcipita
dans les flots cette pe jadis si redoutable aux ennemis de la
libert (1).
XXV. La lettre de Rigaud et la decision de Leclerc, mises
l'ordre du jour de l'arme, causrent une douloureuse surprise la popu-
lation de couleur. Quand on vint les placarder devant la porte du
gnral Pamphile, commandant alors une des brigades de la division,
de l'Ouest, il avait chez lui la visit de Ption avec l'tat-major de
la 13'. Cet tat-major s'arrta, en sortant, pour lire le placard. Pam-
phile, travers les jalousies, observait ses movements. Les jeunes
subalternes, touffant des soupirs, n'en dcelaient que mieux l'mo-
tion de leur me. Un seul homme tait impassible au milieu de la cons-
ternation gnrale: c'tait Ption. Aprs avoir tout lu, sans que ses
traits perdissent rien de ce calme qui ne l'abandonna jamais, mme
au milieu des plus grandes agitations de l'esprit, et quand tout sem-
blait se dsorienter autour de lui, il se content de dire : Il valait
bien la peine de le faire venir, pour lui donner, ainsi qu' nous, ce
dboire
Ces paroles n'taient point l'expression de cette sorte de ftichisme
que Rigaud inspirait la plupart de ses anciens compagnons, et au-
quel le caractre de Ption s'tait toujours refus ; c'tait l'expres-
sion spontane du sentiment de la justice outrage; c'tait encore
une traduction involontaire des inquitudes de l'avenir : la dporta-
tion de Rigaud, de quelque prtexte qu'on essayt de la couvrir, tait
un avertissement salutaire pour un esprit aussi clairvoyant que P-
tion. Ds ce jour aussi, Ption devenait l'homme de couleur le plus
minent de la colonie ; sa popularity, dj tablie par l'illustration
des armes, maintenue par une amnit qui ne se dmentait jamais, le
plaait au premier plan aux yeux de l'Ouest et du Sud.
Il ne l'ignorait pas, non plus que les gnraux franais.
XXVI. Pamphile de Lacroix surtout, qui avait t mme d'ap-
prcier sa bravoure et ses capacits militaires, ne ngligeait rien pour
attacher la mtropole un officer d'un mrite aussi transcendent (2).
Il obtint pour lui, vers la fin de germinal, le commandement du camp
des Matheux. Charge, avec la 13' demi-brigade, par Rochambeau, qui
venait de remplacer Boudet, envoy la Guadeloupe pour aider la
pacification, de maintenir contre Charles Belair et Gabart les hauteurs
du Boucassin, de Saint-Marc et des Vrettes, Ption s'tablit sur l'habi-


(1) Ainsi il n'est pas vrai, comme l'annoncent Boisrond-Tonnerre, p. 30, et
M. Madiou, p. 330, que Rigaud fut embarqu Saint-Marc. La Cornlie se dirigea
vers le Cap, o, dit-on, se trouvaient encore madame Rigaud et ses enfants, revenues
de France avec le gnral. Transbord sur le vaisseau le Jean-Bart, Rigaud se rendit
Brest ; il y arriva le 30 floral an x (20 mai 1802). On lui retira ses aides-de-camp ;
il fut mis au traitement de rforme et envoy en surveillance Poitiers.
(2) Voici un extrait des notes remises par le gnral Pamphile de Lacroix au
premier consul, et don't il est fait mention dans ses Rvolutions de Saint-Domingue,
t. i, p. 266 :
Le gnral Boudet, d'aprs les ordres du gnral en chef, avait mis la
tte de la 13e demi-brigade un officer de couleur venu de France avec Rigaud.
Je n'avais pas tard le connatre et le signaler au gnral Leclerc comme l'officier
de couleur qui devait le plus fixer son attention, en ce qu'il avait autant de moyens que
de courage, et qu'il avait surtout la reserve qui couvre l'ambition.
Bigot, Poutu, Ledu, capitaine ; Poisson Paris, lieutenant.












station Dubourg, o se trouvaient les vestiges d'un fort bti par les
Anglais, pris et ras par Toussaint.
Je me souviens avoir eu communication, par le gnral Pamphile
de Lacroix, de plusieurs rapports de Ption sur des operations de
cette poque. Ce sont des prisonniers qu'il fait et qu'il envoie l'au-
torit suprieure en les recommandant sa clmence; il se porte
garant de la conduite future de beaucoup d'entre eux. Ainsi, fiddle
son principle, de dsarmer la guerre de rigueurs inutiles, il servait
la cause de la mtropole sans avoir s'attirer les maldictions de ses
concitoyens. Combien en purent dire autant ? C'est pourquoi il sera
en droit de s'crier un jour, en s'adressant Christophe : Quels sont
les crimes que j'ai commis dans ma carrire militaire ? Quel est
t celui qui peut dire : Ption a injustement svi contre moi ? Qu'il
a parle : je suis prt l'entendre.
Un seul des rapports de ce temps est parvenu jusqu' moi ; il est
autographe. Je le produis ici, parce que tout ce qui a trait Ption
comporte sa signification :
Au camp des Matheux, ce 28 germinal an x (18 avril 1802).

Le commandant du poste des Matheux et dpendances
au general de brigade Lacroix.
Citoyen gnral,
Jaloux d'excuter les ordres don't vous m'avez charge, je me
suis empress de m'entendre avec les troupes des Vrettes pour
ouvrir la communication de ce poste avec le ntre. Il a t convenu
avec moi que l'habitation Morisseau, dite la Source, serait le point
de runion des deux patrouilles. Il parait, citoyen gnral, qu'il y a
eu contre-ordre, puisque deux des ntres se sont rendues au lieu
indiqu sans rencontrer celle des Vrettes. Nos patrouilles, dans
leurs tournes, ont conduit au camp plusieurs cultivateurs de cette
montagne et de la plaine d'Arcahaye, venant des Cahos. Ils rap-
portent que les insurgs manquent de tout, qu'ils sont rduits
quelques pis de mas, et, par consquent, forcs de venir en maraude
dans la plaine des Vrettes.
J'ai trouv, dans ma tourne, une pice de 2 en bronze avec
son afft, que Charles Belair a laisse encloue, dans les Dlices.
Je vous prie de me faire passer des munitions pour son service.
Il se trouve, dans les Dlices et le Fonds-Baptiste, quelques cul-
tivateurs arms pars dans les bois; nous sommes leur poursuite,
et j'espre que cette montagne en sera bientt purge.
Le peu de bestiaux que j'ai trouvs dans le quarter o nous
sommes sert la nourriture de la troupe, qui ne reoit que du pain
de l'Arcahaye ; mais j'ai appris qu'il y a, cinq lieues des Dlices,
un troupeau de boeufs que Charles Belair a laiss dans cet endroit,
n'ayant pu l'emmener lors de sa fuite de cette partie-ci; je m'occupe-
rai de le faire conduire sous bonne escorted au Port-Rpublicain.
N'ayant pas vu, jusqu' ce jour, le gnral charge de l'inspec-
tion des fortifications, je vais m'occuper incessamment de la rpara-
tion du fort des Matheux.
Je vous dsire une parfaite sant.
Sign : PTION.

XXVII. Cependant, malgr les efforts de Toussaint-L'Ouverture,
les populations ne comprenaient pas la ncessit d'une plus longue
resistance. On ne se ressouvenait que trop de tout le sang qu'il avait


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LIVRE VI










18 PETION ET HAITI

vers, de sa ligue avec les colons, du rtablissement de la servitude,
de la mort de Moyse surtout et des nombreuses excutions qui la sui-
virent. Mais, en dpit de la faiblesse de ses troupes, il voulait pour-
tant continue la lutte. Si le pouvoir l'avait bloui, l'adversit ne
l'abattait pas.
Ce fut la funeste dfection de Christophe, laquelle il devait
s'attendre le moins, qui vint ruiner toutes ses combinaisons. Elle
l'tonna d'autant plus que ce gnral, par l'incendie du Cap, avait
donn penser qu'il tait rsolu faire aux blancs une guerre
mort. Il livra au gnral Leclerc 1,200 hommes des 1", 2' et 5" demi-
brigades, 2,000 habitants que Toussaint pouvait considrer comme
otages, cent pieces de canon qui se trouvaient dans les mornes soumis
son commandement, une grande quantit de munitions (1).
C'taient presque les unique resources de la resistance !
Cette odieuse trahison eut lieu le 6 floral (6 avril). Le Premier
des Noirs tait la Marmelade : il fut constern; la garde d'honneur
et les miliciens qui l'entouraient clatrent en imprcations. Magny,
qui commandait la garde pied ; Monpoint et Morisset, qui comman-
daient la garde cheval, lui ritrrent le serment de perir avec lui
plutt que d'imiter un crime aussi lche.
Heureux le chef qui dans les circonstances aussi cruelles peut
rencontrer des amis aussi dvous Mais, rflchissant la dfection
de Clervaux, multre, qui lui devait tout ; de Laplume, qui avait jou
un si grand rle dans la guerre du Sud ; la capitulation de Morpas
et de Paul-L'Ouverture, son frre ; sachant que la presence de ces
gnraux dans les rangs de l'arme franaise devait naturellement
paralyser l'lan des masses ; se voyant surtout priv par la trahison
de Christophe de tout son matriel de guerre, Toussaint-L'Ouverture
comprit que pour lui, habitu aux grandes choses bonnes ou mauvaises,
il n'y avait plus d'honneur poursuivre une lutte ingale ou plutt
impossible. Il rsolut de faire sa soumission, et accomplit ce sacrifice
le 13 floral (3 mai). Ce n'tait pas, dit M. Laujon (2), ce ngre Chris-
t tophe avec lequel le gnral Leclerc avait trait quelques jours
auparavant, plein de soumission, de respect, ne parlant que de repen-
< tir et de moyens d'expiation. Toussaint, d'un abord dur et fier et
sans aucune forme engageante, annona plutt, dans cette circons-
tance, le regret de la demarche laquelle il consentait que le re-
mords de ses crimes. Ce chef altier et froce tait encore mu de
la gne qu'il venait d'prouver, en passant en revue devant des
hommes aux yeux desquels il avait perdu, non-seulement ce carac-
tre de supriorit qu'il avait exerc si longtemps, mais pour qui il
tait devenu un objet d'horreur et de mpris. Il ne dissimula donc
rien de ses sentiments, annonant sa soumission comme une con-
trainte, refusant en fait de pouvoir et d'autorit les offres qui lui
taient faites, se rservant de rendre les articles de son traite com-
muns avec Dessalines, et promettant d'en remplir strictement les
conditions.
Tel est, en peu de mots, le rsultat de sa conference avec le
gnral Leclerc, aprs laquelle il se retira (3).

(1) Leclerc au ministry, du 18 floral an x (8 mai 1802).
(2) Prcis historique de la dernire expedition de Saint-Domingue, p. 71.
(3) Je cite ce passage de M. Laujon sans en prendre la responsabilit, mais comme
contre-partie de l'assertion de Boisrond-Tonnerre, qui dit que Toussaint, en rentrant
au Cap, n'eut pas le ton important et fier que conserve un chef qui a vendu cher sa
soumission *.
Mmoires pour servir l'Histoire d'Hati, par Boisrond-Tonnerre, p. 44. Paris,
1853, chez France, quai Malaquais, 15.












Dessalines et Charles Belair sur les exhortations de Toussaint,
firent aussi leur soumission le 22 floral (12 mai) ; mais ils n'y avaient
consent qu'en versant des larmes (1).
XXVIII. Saint-Domingue, l'exception d'un ou deux quarters, les
hauteurs de Plaisance et du Limb, semblait avoir recouvr la paix.
Alors et d commencer l're de la vritable libert, qui avait t si
souvent touffe sous le rgne de L'Ouverture. Mais telles n'taient
pas les instructions secrtes du gnral Leclerc. Il lui tait enjoint
au contraire de se saisir des principaux hommes de la revolution
" QUI AVAIENT OCCUP DES GRADES SUPERIEURS A CELUI DE CHEF DE
n BATAILLON, DE DESARMER LES NOIRS EN LEUR ASSURANT LA LIBERTY
CIVIL, ET DE RESTITUER AUX COLONS LEURS PROPRITS (2) >, come
si Toussaint ne les leur avait pas dj rendues.
Ainsi, le premier consul lui-mme nous dvoile sa politique: la
libert civil I Mais o est la parfaite galit, qui est le premier et le
plus important des droits, puisque de son dveloppement dcoulent
tous les autres droits ?
Il y avait mme peu computer sur cette libert civil. Le gouverne-
ment consulaire n'avait-il pas dclar, dans son expos sur la situa-
tion de la Rpublique, qu'il fallait maintenir l'esclavage dans les colo-
nies restitues par la paix d'Amiens ? Or, si l'esclavage tait bon pour
la Martinique et Bourbon, comment ne l'et-il pas t pour Saint-
Domingue et la Guadeloupe ? Pourquoi, entran par les criailleries
des colons (3), n'en aurait-on pas au moins tent le rtablissement
dans ces deux dernires les ? Et ce qui prouve qu'on n'avait pas
l'intention de garantir aux noirs et aux multres cette libert civil,
c'est que, se laissant aller aux conseils forcens des colons (4), on
crut, la reception des premires dpches de la Guadeloupe et de
Saint-Domingue qui annonaient que 1 insurrection tirait sa fin, de-
voir replacer ces dernires colonies sous le rgime antrieur 1789 (5).
Que devenait donc l'exclusion de ce mme rgime solennellement
faite le 1" frimaire (22 novembre 1801) par le gouvernement, en fa-
veur de ces deux colonies elles-mmes ?
XXIX. Quoi qu'il en soit, le bill du rtablissement de l'esclavage,
rdig avec une merveilleuse adresse, fut dpos au Tribunat, que
prsidait M. Chabot. Ce fut M. Adet qui, dans la sance du 29 floral
(19 mai), fit le rapport sur l'urgence. Or, notez que cet Adet, ancien
ministry de la Rpublique aux Etats-Unis, y avait plus d'une fois djou
les menes contre-rvolutionnaires de la faction colonial. Le dcret
passa la majority de cinquante-quatre voix contre vingt-sept. Renvoy
au Corps lgislatif, la discussion s'ouvrit le lendemain 30 floral
(20 mai). Rabaut jeune prsidait le servile snat. Le premier orateur
qui se fit entendre fut celui du Tribunat, le citoyen Joubert.
Je relate son discours.
Sans les colonies, la France ne trouverait pas dans la paix le
moyen de conserver la gloire et le fruit de ses triomphes.
Non, non, la France ne sera pas rduite l'etat de tributaire;
nous en attestons la volont du people franais, la sagesse de ses
lgislateurs et l'nergie de son gouvernement.

(1) Mmoires du gnral Toussaint-L'Ouverture, Paris, 1853, chez Pagnerre, libraire,
rue de Seine, 18.
(2) Mmoires de Napolon, vol. Iv, p. 265.
(3) Mmorial de Sainte-Hlne, vol. Iv, p. 259.
(4) Rapport du gnral Dauxion-Lavaysse au president Ption. Voyez Mmoires
du gnral Toussaint-L'Ouverture.
(5) Bulletin des Lois, nie srie, no 171 219, an x.


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LIVRE VI










PETION ET HAITI


Ce ne sera pas en vain que vous aurez fait tant et de si grands
sacrifices pour reconqurir les colonies que nos aeux avaient for-
< mes.
Qu'elles soient pour la mtropole ce qu'elles doivent tre.
Mais pour que ses destines soient remplies, il faut que la culture
des colonies soit assure, il faut vaincre la difficult du climate.
En Europe, la terre est la matire premiere. Partout des bras
's'offrent pour elle ; et nous voyons que les hommes qui sont vous
aux travaux mcaniques de l'agriculture savent se rendre dignes
a d'tre compts au nombre des citoyens.
Dans les colonies, les bras sont presque tout.
L'exprience nous apprend quels sont les bras qui seuls peu-
vent tre employs leur culture.
Elle nous dit quels sont les tres pour lesquels la libert n'est
qu'un fruit empoisonn.
Dtournons nos regards des tableaux que ces ides nous rap-
pellent. Si les regrets ne peuvent effacer le pass, que du moins
l'avenir ne lui resemble pas.
Obissons la grande loi des empires, la ncssit.
Ne troublons pas le monde par des theories.
L'Assemble constituante connaissait le prix des ides librales:
elle se garda bien de toucher la base fondamentale des cultures.
Le Tribunat a donc d applaudir la pense du gouvernement,
lorsqu'il vous a propos, citoyens lgislateurs, de revenir aux lois
anciennes sur l'tat des personnel dans les colonies et sur les
moyens de repeupler la classes des cultivateurs...
C'est d'aprs ces motifs que le Tribunat a vot l'adoption du
project de loi.
Un autre orateur monte la tribune : c'est celui du gouvernement,
le citoyen Bruix ; il s'exprime en ces terms :
Sparte avec des ilotes, Rome avec des esclaves, connurent,
chrirent, adorrent la libert. Les peuples libres sont jaloux de
leurs nobles prrogatives. Ils ont aussi leur gosme ; mais ce senti-
ment ne doit pas tre pouss trop loin.
La libert dans Rome s'entourait d'esclaves. La difference de
couleur, de meurs, d'habitudes, pourrait encore excuser la domina-
tion des blancs ; mais la politique, le soin de votre grandeur, et
peut-tre de votre conservation, nous prescrivent de ne pas briser
la chane des noirs.
Jusqu' present, les divers orateurs que nous venons d'entendre,
parlant au nom du gouvernement, devaient traduire fidlement sa pense.
Mais ce qui pntre de douleur tout homme sensible, c'est de voir
immdiatement et de son plein gr monter la tribune le citoyen
Regnault (de Saint-Jean-d'Angely), qui, dans la Socit des Amis des
Noirs et la Lgislative surtout, avait si noblement dfendu la cause
des noirs et des multres.
L'humanit ne veut pas, dit-il, qu'on s'apitoie avec exaltation
sur le sort de quelques hommes, et qu'on cherche leur procurer
des biens douteux, en exposant une autre parties de l'espce humaine
des maux certain et terribles...
Et si on demand ceux qui ont parl de libert, qui ont donn
la libert, au nom de l'humanit, dans ces contres lointaines, ce
qu'ils ont fait effectivement pour elle, quelle affreuse, quelle cruelle
rponse ne trouvera-t-on pas dans ce dchirant tableau des malheurs
qu'ils ont causs ?











Ne peut-on pas leur montrer la plus brillante colonie, qui bien-
< tt nous sera rendue par la destruction d'un reste de brigands, long-
< temps livre la devastation et au pillage ; les maisons des cits
< et les habitations des planes dvores par les flames ; la popu-
lation blanche abandonne une horde de barbares; la beaut et
l'innocence victims de la frocit la plus sauvage, de la cruaut
< la plus atroce ; et les auteurs de tant de crimes, se punissant par leurs
propres mains, au sein de la discorde et d'une rage tournee contre
eux-mmes, des crimes qu'ils avaient commis ; et cette population
nagure laborieuse, utile et moins malheureuse qu'elle ne le parat
sans doute, presque entirement anantie par les suites de ses
fureurs ?
Est-ce au nom de la sainte humanity que tant d'hcatombes
sanglantes ont inond ces planes, jadis si riantes, ces rues, ces ports,
,< ces quais si riches, si opulents, si peupls ?
Non, sans doute ; mais c'est en son nom qu'on porte la loi qui
met un terme ces dsesprantes calamits et qui en empchera le
retour.
Et qu'on ne dise pas qu'on fait rtrograder vers des ides pros-
crites, vers des principles de legislation abrogs !
Pendant les revolutions, on march par lan ; on ne measure pas
le chemin qu'on parcourt; on cde l'enthousiasme qui entraine,
plutt qu' la raison qui arrte. On dpasse le but qu'on veut
atteindre.
Mais quand la revolution est finie, on juge sa position; on
measure le chemin qu'on a fait : la sagesse consiste alors regarder
derrire soi et revenir au point qu'elle nous a marqu.
Sans doute il est ncessaire, just, honorable de rtrograder.
C'est ainsi que la Rpublique, dvore par l'anarchie, il y a trois ans,
menace par tous les voisins du dehors, dvoue au dedans tous
les maux, et aujourd'hui pacifie, triomphante, a rtrograd vers le
repos, vers la paix, vers l'ordre, vers la stability, vers la vraie
gloire. C'est ainsi que la libert et l'galit, la paix et l'esprance
nous restent. C'est ainsi, lgislateurs, que vous pouvez, l'aide de
la loi que vous allez voter, voir la plus puissante nation agricole
devenir puissante aussi par son commerce et son industries ; et sa
force territorial s'unissant sa force maritime, pour assurer non
sa domination, mais pour l'empcher de rien craindre, vous serez
certain de la dure de la paix du monde.
A la suite de ces discours plus acadmiques qu'conomiques, plus
brillants que solides, qui prouvent combien la servilit commenait
remplacer l'indpendance, et qu'il serait trop long de rfuter, le
Corps lgislatif, la honte de l'humanit, vota le rtablissement de
l'esclavage la majority de DEUX CENT ONZE VOIX centre SOIXANTE-
TROIS (1) !
XXX. Voil le grand crime qui tait prmdit dans le cabinet du
premier consul quand Toussaint-L'Ouverture se trouva, par la trahison
de Christophe, forc de se soumettre aux ennemis de sa race.
Mais la fivre jaune, qu'on appelle aussi mal de Siam, si funeste
aux Europens, commena presque aussitt moissonner ceux qui
taient charges de consommer ce mme crime.
Le flau se manifestait toujours par de lgers frissons, une vio-
lente nvralgie crbrale et de frquentes envies de vomir. Lorsque
le malade approchait de sa fin, il tait presque toujours attaqu par

(1) Moniteur de l'an x, no 243, la feuille du 3 prairial (23 mai).


1802


LIVRE VI









PETION ET HAITI


un saignement de nez qui ne le quittait qu'au moment de la mort ;
la circulation du sang et des autres humeurs cessait dans les parties
infrieures, qui se trouvaient bientt atteintes par la gangrne, der-
nire priode de la maladie.
Toussaint, alors, vivait dans la retraite sur son habitation Sencey,
situe sur le penchant de la magnifique colline d'Ennery, ostensible-
ment adonn a la rparation de son logis, l'ensemencement de ses
champs, entour de sa femme et de ses enfants, causant peu, sinon
avec des cultivateurs ; ne voyant que quelques voyageurs que la curio-
sit lui amenait. Il devait intrieurement regretter la haute position
qu'il avait occupe. On l'accusa mme, ce qui est plus que vraisem-
blable, d'avoir ourdi au sein de sa retraite une nouvelle prise
d'armes. Et comme ceux qui l'avaient trahi savaient que, dans le cas
o la fortune lui reviendrait favorable, il pourrait exercer contre
eux de terrible vengeances, on vit Christophe, Morpas et Clervaux
dnoncer ses manouvres et provoquer son arrestation.
Infamie !
On vit Dessalines lui-mme qui, comme toutes les mes brutes,
rflchissait peu et tait alors tout la dvotion du gouvernement
franais, arriver au Cap pour joindre ses instances celles des autres
gnraux (1). C'tait qui de tous ces traitres chercherait effacer
aux yeux du gnral Leclerc le sang dans lequel il s'tait baign,
faire oublier les incendies qu'il avait allums. Dessalines surtout qui,
depuis l'arrive de l'escadre, avait arros la plaine de l'Artibonite du
sang de tant de blancs, sentait le besoin de racheter ses forfaits par
de nouveaux forfaits.
XXXI. La transportation de Toussaint-L'Ouverture fut donc dci-
de. On remplit de troupes le canton qu'il habitat. Ces troupes com-
mettaient des dgts ; il s'en plaignit. On l'engagea aller aux Gonaves
s'entendre avec le gnral Brunet. Il se rendit cette invitation, et,
arrt sur l'habitation Georges dans la nuit du 18 prairial (7 juin),
il fut des Gonaves transfr au Cap sur le vaisseau le Hros (2).
C'est en montant bord de ce vaisseau que le Premier des Noirs,
s'adressant au chef de division Savary, pronona ces sublimes paroles
don't un avenir prochain devait faire rayonner la vrit : EN ME
RENVERSANT ON N'A ABATTU A SAINT-DOMINGUE QUE LE TRONC DE L'ARBRE
DE LA LIBERTY DES NOIRS ; IL REPOUSSERA PAR LES RACINES, PARCE
QU'ELLES SONT PROFONDES ET NOMBREUSES (3).
Le Hros, board duquel furent aussi conduits madame L'Ouver-
ture et ses enfants, entra Brest le 23 messidor (12 juillet). L, Tous-
saint fut violemment spar de sa famille et plong dans un cachot
au fort de Joux, prs de Besanon. Bientt je dirai sa fin dplorable.
XXXII. Leclerc, en rendant compete au ministry de ce grand vne-
ment, termine sa dpche du 22 prairial (11 juin) par ces mots :
Le dpart de Toussaint a caus une joie gnrale au Cap. Le
commissaire de justice Montpron est mort. Le prfet colonial
Bnezeck est l'agonie. L'adjudant-commandant Dampierre est mort ;
ce jeune officer promettait beaucoup.
J'ai l'honneur de vous saluer.
Ces oraisons funbres, lourdes comme des pelletes de terre qui

(1) Pamphile de Lacroix, Rvolutions de Saint-Domingue, t. Ir, p. 201.
(2) Madiou, t. 11, p. 265, se trompe quand il advance que Toussaint fut arrt le
10 juin ; qu'il fut gard a vue le reste de la journe et toute la nuit; qu'il fut enfin
embarqu dans la matine du 11. Voyez les Mmoires de Toussaint lui-mme, p. 81.
(3) Pamphile de Lacroix, t. xi, p. 203.












retombent dans une fosse, prononces immdiatement aprs le chant
de triomphe qu'arrache l'embarquement de Toussaint, sont l, comme
sanction pnale de l'odieux attentat ordonn par Leclerc et consomm
par Brunet, pour prouver qu'aprs le mal vient le chtiment.
L'Ouverture tombe aujourd'hui, parce qu'il n'a pas assez respect
les droits de l'homme. L'lite de la plus glorieuse arme de l'univers
est aussi condamne prir, parce qu'elle a pour mission d'touffer
ces mmes droits I C'est que cette providence qui rgit le monde moral
comme le monde physique rprouve et punit partout, et toujours, toutes
drogations ses lois : l'homme ne peut pas plus impunment choquer
l'homme qu'un soleil un autre soleil. Il faut que tout s'agite dans la
sphre de la libert, ce premier mobile du progrs, don't le corollaire
est l'galit, ce critrium du bonheur gnral.
Qu'on n'entende point ici par libert le droit de tout faire, mais
le droit de bien faire ; qu'on n'entende point non plus par galit le
nivellement des positions relatives, mais le respect de la dignit
humaine en haut comme en bas.
XXXIII. Aprs l'embarquement de L'Ouverture, le gnral Leclerc
procda au rtablissement de lancien rgime : le gouvernement mili-
taire fut dcrt. Ce systme plaait la colonie tout entire sous la
dpendance du capitaine-gnral. Un nouveau code rural fut promul-
gue le 10 messidor (29 juin). Comme sous Toussaint, le cultivateur
tait forc de retourner sur son ancienne habitation, celle du matre
don't il avait t l'esclave : c'tait pour le faonner de nouveau au
joug; il ne pouvait se marier qu' une femme de la mme plantation,
moins d'exemption du capitaine-gnral: c'tait aggraver la loi de
Toussaint. Par cette mme loi, il fut interdit aux notaires de passer
la vente de moins de cinquante carreaux de terre ; c'tait maintenir
le proltariat, en attendant mieux (1).
Que devenait donc cette libert civil tant promise ?
L'ordre de dsarmer les planes et les mornes parut le 14 messidor
(3 juillet), comme corollaire du code rural : cette mission fut parti-
culirement confie Christophe dans le Nord, et Dessalines dans
l'Artibonite. Ils firent entrer dans les arsenaux, en fort peu de temps,
plus de 30,000 fusils ; en quoi ils russirent d'autant plus facilement
que le people ignorant obissait volontiers ces deux gnraux, parce
qu'ils taient noirs. Ce dsarmement, toutefois, ne s'accomplit pas
impunment partout : Sylla, Jasmin, dfendirent hroquement leur
libert dans les montagnes de Plaisance, sans avoir jamais voulu se
soumettre au gnral Leclerc.
XXXIV. Ce fut au fort de la resistance de ces intrpides Africains,
sacrifis plus tard, comme beaucoup d'autres, l'ambition de Chris-
tophe, que Ption, qui avait pacific les hauteurs des Vrettes et de
lArcahaye, fut appel avec la 13' dans le Nord.
C'tait, il faut le dire, la premiere fois qu'il portait ses pas dans
ces contres o la revolution avait t plus sanglante qu'ailleurs, con-
tres clbres par la naissance et la mort d'Og et de Chavanne, d'o

(1) Leclerc voulut un instant s'entourer d'un conseil colonial. Ce conseil, compos
de vingt-deux membres nomms par les gnraux des divisions et choisis par les
propritaires, sans distinction de couleur, ouvrit ses sances au Cap, le 18 prairial
an x (7 juin 1802), sous la prsidence du citoyen Bnzech, prfet colonial. Ds la
premiere sance, M. Belin de Villeneuve, un de ces colons prcieux qui avaient tout
oubli sans rien apprendre, entrant intempestivement dans la politique consulaire,
demand le reclassement de la population, c'est--dire le rgime antrieur 89. On
dit que Christophe, membre de l'assemble, s'leva, avec une louable loquence,
contre cette odieuse motion. L'assemble ne travailla qu'au code rural ; elle ne sigea
qu'un mois ; elle n'tait point l'oeuvre d'aucune assemble primaire, comme l'avance
M. Madiou, t. ii, p. 270.


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LIVRE VI










PETION ET HAITI


Toussaint-L'Ouverture s'tait lanc pour couvrir l'le entire de sa
domination. Il semble qu'un dessin providentiel ne l'y appelait que
pour venger la gloire de ces trois grandes figures qui ont illumin la
colonie.
Le chef de brigade Ption, laissant sa maison l'hospitalit du
capitaine Boyer, son adjoint quand il tait adjudant-gnral, partit
du Port-Rpublicain avec son rgiment, traversa l'Arcahaye, Saint-
Marc, les Gonaves, et, par une fausse direction, comme le dit le
chef de la 2" lgion de gendarmerie, le commandant Lachaise, camp
alors au Pendu, il arriva au Gros-Morne (1). De ce bourg il entra
Plaisance le 14 thermidor (2 aot) (2).
XXXV. Ption trouva tout en feu autour de Plaisance, o le gnral
Brunet, commandant de la division de droite du Nord, avait son quar-
tier-gnral : Pilate, l'Escalier, la Branle, le Mapou, les hauteurs du
Borgne, du Limb, taient en pleine insurrection. Ption, don't le
rgiment ne s'levait alors qu' 300 homes (3), continue sa march
pour le Borgne, lieu de sa destination (4). Il arriva le 16 thermidor
(4 aot) (5) dans cette place, o commandait le chef de brigade Gran-
det. Il y laissa Jean-Louis Franois avec son bataillon (6), et repartit
le 19 (7 aot) (7) avec le reste du corps pour Plaisance, qui se trou-
vait plus que jamais menace par l'insurrection.
XXXVI. Dessalines tait alors Plaisance, charge d'organiser une
expedition contre les cantons insurgs par Macaya, Sylla et Mathieu.
Cette expedition fut divise en trois colonnes, l'une commande par
Magny, commandant des guides du Nord (8) ; la second par le chef
de bataillon Chataignier, commandant militaire de la Marmelade ; la
troisime, par Ption lui-mme. Les trois colonnes sillonnrent en
tout sens late, la Branle, la Trouble, le Mapou. Ce ne fut que le
23 thermidor (11 aot), sur l'habitation Gilbain, dans la Branle, qu'on
rencontra une resistance srieuse. Ption dlogea Sylla de la banan-
nerie de cette habitation (9). Aprs cette affaire, il ne faut plus computer
que des battues, o il n'est question que de la pendaison ou de la fusil-
lade des insurgs qu'on parvenait faire prisonniers. Dessalines,
continuant sa march dvastatrice, laissa, le 6 fructidor (24 aot),
Ption au Presbytre, dans les hauteurs de Plaisance, pour couvrir
ses derrires, et se dirigea vers la Belle-Crte (10).
Partout les cultivateurs furent dsarms. Dessalines rentra Plai-
sance le 9 fructidor (27 aot) (11).
(1) Lettre de Lachaise, date du Camp-Brard, au Pendu, Thouvenot, chef de
l'tat-major de la division de droite du Nord, du 16 thermidor an x (4 aot 1802).
Archives du ministre de la guerre de France.
(2) Lettres de Merck, commandant de la place et arrondissement de Plaisance,
Thouvenot, du 14 thermidor an x (2 aot 1802). Cette lettre prouve que feu M. Cligny-
Ardouin, dans ses Essais sur l'Histoire d'Haiti, advance a tort que Ption tait
Plaisance ds le 18 messidor (7 juillet). Voyez, la Bibliothque impriale de France,
le journal le Temps, nO 24. Port-au-Prince, 21 juillet 1842.
(3) Lettre prcite du commandant Lachaise. Qu'on ne s'tonne pas de la faiblesse
de ce rgiment. Depuis l'arrive de l'arme franaise, beaucoup avaient profit de la
facility avec laquelle on donnait des congs. Il en tait de mme pour les autres corps.
Du reste, les nouveaux venus n'en voulaient pas permettre le recrutement.
(4) Mme lettre
(5) Humbert Thouvenot. Borgne, 16 thermidor an x (4 aot 1802).
(6) Jean-Louis Franois rendit de grands services aux Franais dans les hauteurs
du Borgne, surtout dans le quarter du Trou-d'Enfer ; aussi s'attira-t-il l'estime
particulire de Grandet.
(7) Ordre de Wanderweid, gnral de brigade, du 19 thermidor an x (7 aot 1802).
(8) Ce corps fut form de l'ancienne garde pied de Toussaint-L'Ouverture
(9) Rapport de Dessalines Brunet, du 23 thermidor an x (11 aot 1802).
(10)Rapport du mme au mme, de l'habitation Dupr, 6 fructidor an x
(24 aot 1802).
(11)Rapport de Thouvenot Dugua, chef de l'tat-major gnral. Plaisance, le
9 fructidor an x (27 aot 1802).












Cette expedition avait dur dix-neuf jours; elle avait donn aux
insurgs une terrible leon ; mais rien n'tait rsolu, puisqu'on u'avait
pu atteindre ni Sylla, ni Macaya, ni Mathieu, cette trinit de courage,
d'audace et de persvrance (1).
XXXVII. Chacun s'tait signal dans les engagements, officers noirs,
jaunes et blancs ; mais des titres diffrents.
La svrit que dployait Dessalines pour la cause des Franais
effraya Ption, naturellement ennemi du sang. C'tait pour la premiere
fois, depuis 1799, alors qu'il abandonna l'Acul l'arme de Toussaint
pour aller joindre celle de Rigaud au Grand-Gove, que l'ancien adju-
dant-gnral se trouvait en relation de service avec le vainqueur du
Sud. Durant la march des montagnes de Plaisance, un rapprochement
ne tarda pas s'tablir entire eux. Dessalines aimait le courage : il se
rappelait la lutte terrible que Ption avait soutenue contre lui Belle-
Vue, Jacmel, au Pont-de-Miragone. Il se rappelait aussi que tout
rcemment Ption avait dcid l'vacuation de la Crte--Pierrot par
le tir de ses bombes ; il se rappelait surtout qu' la sortie de Jacmel,
Ption avait empch ses soldats affams de dvaliser des btes de
some que madame Dessalines faisait diriger sur cette place, affame
aussi, en leur disant de songer aux femmes et aux enfants qui y taient
rests (2).
Toutes ces considerations attiraient donc Dessalines vers son
ancien adversaire politique. Ption l'exhorta modrer le zle qu'il
dployait au service de la France, tre moins prodigue du sang de
ses concitoyens. Car, lui aurait-il dit, tout march vers le rtablis-
segment de l'esclavage ; le moment n'est pas loin, peut-tre, o il
nous faudra rallier toutes nos forces pour sauver notre vie et notre
honneur! Suivant quelques-uns encore, Ption lui aurait parl
d'INDPENDANCE NATIONALE. Toujours est-il que nous ne consignons
ici ces dtails que sous toute reserve (3).
Neanmoins, le gnral Leclerc se trouva fort satisfait de la con-
duite des officers charges du dsarmement. Un ordre du jour du
26 thermidor (14 aot) signal l'estime de l'arme les gnraux Des-
salines, Christophe, Boyer, Morpas ; les chefs de brigade Magny, Jean-
Pierre-L'Ouverture (4), Ption ; les chefs de bataillon Grandseigne (5),

(1) Il serait beau, quelques-unes de nos jeunes intelligence du nord de mon
pays, de rechercher tout ce qui a trait ces hroiques Africains: ce serait une mer-
veilleuse lgende raconter.
(2) C'est madame Dessalines qui me fit l'honneur de me raconter ce trait de gn-
rosit, qu'elle pouvait d'autant mieux apprcier que sa vie elle-mme fourmille de
traits semblables.
(3) Plusieurs traditions attribuent cette ide de l'indpendance national que nour-
rissait Ption une indiscrtion du gnral Devaux. A ce propose, M Madiou, Histoire
d'Haiti, t. ii, p. 292, advance que Devaux, se dirigeant vers le Cap pour revenir en
France, passa a Plaisance la revue de la 13e, et qu'il annona ce corps, d'une voix
forte, le prochain rtablissement de l'esclavage. Il est invraisemblable que Devaux
ait pass aucune revue de la 13e son passage Plaisance, par la raison qu'il n'avait
pas autorit pour cela, n'ayant aucun commandement dans ce quarter, et bien plus
invraisemblable encore qu'il ait tenu un pareil language, qui et t plus qu'une
imprudence, lorsqu'en ce moment-l mme ce gnral tait honor par Leclerc d'une
mission toute de confiance prs le premier consul. D'ailleurs, Ption n'avait-il pas
assez de perspicacit pour pressentir par lui-mme l'imminence du danger qui planait
sur la libert gnrale ? Qu'avait-il besoin des avis du gnral Devaux ? (La reserve
de Saint-Rmy est trs comprhensible : une pareille conservation n'est pas concevable,
en gard la prudence et la reserve habituelles de Ption, quand surtout Dessalines
avait un grade suprieur. F. D.).
(4) Le plus jeune des frres de Toussaint-L'Ouverture, sans doute. Il tait com-
mandant militaire de Saint-Louis-du-Nord. Il fut noy au Cap peu prs la mme
poque que Morpas.
(5) Cet officer blanc avait constamment march avec l'tat-major de Dessalines
pour surveiller les operations de ce gnral.


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LIVRE VI










PETION ET HAITI


Erre, Mouchet et Markajoux. Cet ordre du jour louait aussi le zle des
guides du Nord, des 4", 6', 7', 11' et 13' demi-brigades.
XXXVIII. Pendant que Dessalines donnait la chasse nos malheu-
reux oncles ; pendant que, dans ces mmes localits, le gnral Brunet
faisait de chaque arbre une potence, une insurrection clata l'Arca-
haye. Cette bourgade tait commande par l'adjudant-commandant
Robes, ce mme blanc qui s'tait tant illustr en 1799 par le massacre
des hommes de couleur. Robes fit arrter, le 29 thermidor (17 aot),
le commandant Bazin, noir, ancien commandant de la localit ; et,
sous prtexte de conspiration, il fit, dans la mme journe, passer par
les baonnettes cet infortun, ainsi que deux autres officers noirs.
Ce crime soulve l'indignation gnrale. Guilloux, multre, capitaine
de gendarmerie, rallie les mcontents pendant la nuit, et campe le
lendemain sur l'habitation Roches, dans le quarter des Dlices (1).
Charles Belair, avec un bataillon de la 8" command par Louis
Larose, occupait l'habitation Moreau, prs des Vrettes. Bien que
charge, dans ces parages, du dsarmement des cultivateurs, il n'at-
tendait qu'une occasion pour prendre les armes contre le nouveau
systme, et venger l'attentat don't avait t victim son oncle, le Pre-
mier des Noirs. Il se jeta donc, le 5 fructidor (23 aot), dans le mouve-
ment qui venait d'clater (2).
Dessalines demand et obtint d'aller touffer ce movement (3);
il part de Plaisance, fait dfiler de l'habitation Georges les dbris
des 2" et 3' bataillons de la 4" (4), runit la 12', la garde national de
la Petite-Rivire, et 75 hommes de la 79'.
Heureux d'tre mme d'assouvir la haine qu'il avait conue
contre Charles Belair, du moment o il avait cru que Toussaint lui des-
tinait sa succession politique ; oubliant dj les exhortations de P-
tion, il appela Charles Belair une conference sur l'habitation Tussac,
dans la plaine de l'Artibonite, le fit arrter avec sa femme, le 19 fruc-
tidor (6 septembre), conduire aux Gonaives et embarquer pour le
Cap, o l'infortun gnral fut jug et fusill le 13 vendmiaire (5 oc-
tobre), en mme temps qu'on pendait sa compagne. La dconfiture et
le supplice de Belair n'branlrent pas les insurgs de l'Arcahaye :
Larose et Lestrades, ce dernier ancien lieutenant la 7*, alors officer
de gendarmerie, surent se maintenir contre toutes les forces diriges
du Port-au-Prince contre eux.
XXXIX. Ce ne fut pas seulement dans les quarters de l'Arcahaye
que l'insurrection devint puissante, mais encore dans le Nord. Sans-
Souci prend les armes au Dondon le 8 fructidor (26 aot), Petit-Nol
Saint-Raphal le 11 (29 aot) (5).
L'insurrection du Dondon, surtout, inquitait le gnral Leclerc,
car elle menaait de gagner la Bande-du-Nord. Ption, alors casern
avec la 13" dans l'glise de Plaisance (6), reut, le 11 fructidor (29 aot),


(1) Relation autographe de M. Bazin fils, nagure officer de l'tat civil
l'Arcahaye.
(2) Lettre de Bazelais, chef de l'tat-major de la division de l'Artibonite,
Dessalines. Saint-Marc, 5 fructidor an x (23 aot 1802).
(3) Dessalines Brunet. Puilboreau, 8 fructidor an x (26 aot 1802).
(4) On oublie gnralement que Domage, quoique commandant de l'arrondis-
sement de Jrmie, tait le chef de la 4e demi-brigade et en avait avec lui le premier
bataillon. Gabart ne commandait que le 3e bataillon, don't Dessalines avait fait pour
ainsi dire ses licteurs.
(5) Rapport de Dugua au ministry de la marine, sans date.
(6) Cette glise, situe environ un tiers de lieue du bourg, ne servait plus
au culte depuis la Rvolution, come la plupart des glises de l'intrieur de la
colonie.












l'ordre de runir son rgiment et de se porter au Morne-Anglais, trois
lieues du Cap, pour tre la disposition du gnral Boudet, comman-
dant la division de gauche du Nord depuis son retour de la Guade-
loupe. Voici le texte de cet ordre :

Plaisance, le 11 fructidor an x (29 aot 1802).
Thouvenot, chef de l'tat-major de la division de droite du Nord,
au citoyen Ption, chef de la 13' demi-brigade colonial.
Vous partirez de suite avec votre corps, citoyen commandant,
pour vous rendre au Carrefour-du-Limb, o vous prendrez des
vivres pour quatre jours. Vous partirez ensuite pour prendre posi-
tion au Morne-Anglais, sur la route du Cap. Vous prviendrez le
< gnral Boudet de votre arrive, et vous prendrez ses ordres.
Si vous trouvez dans votre route quelques dtachements de
rebelles, vous les battrez, et vous continuerez votre march.
Il est important que vous fassiez diligence, et que vous soyez
arriv au Morne-Anglais demain matin de bonne heure.
Ption, laissant un dtachement de 25 hommes au poste Puilboreau,
partit donc avec le reste de la demi-brigade, fort de 275 hommes (1).
Leclerc, qui avait fix sa residence l'habitation d'Estaing, accueillit
Ption avec distinction : il se souvenait de sa conduite la Crte--
Pierrot et des mentions honorables qu'il venait de mriter Plai-
sance (2).
XL. Ce gnral n'attendait plus que la 13" pour marcher contre le
Dondon; il ordonna la formation de trois colonnes : Ption, avec son
rgiment, un bataillon de la lgion expditionnaire et un dtache-
ment de la 98" ; Christophe, avec les 1", 2 et 5e ; Jean-Philippe Daut
avec la 10'. Le premier, formant la droite et montant par l'habitation
Laporte Saint-Jacques ; le second, occupant la gauche et s'avanant
par la Tannerie ; le troisime, plac au centre et merchant vers le
Bonnet (3), s'branlrent le 15 fructidor (2 septembre) (4). Ption
livra un premier combat sur la Montagne-Bleue, o prit le jeune
Bourseaux-Quesn, lieutenant au 1" bataillon de la 13'. I tomba perc
de sept balles. Ption s'avana ensuite contre Laporte, d'o les insur-
gs s'enfuirent; il ne perdit dans l'escarmouche que son tambour-
major (5). Enfin, le 20 fructidor (7 septembre) (6), Ption tait matre
du Dondon, o beaucoup de blancs, cerns par Sans-Souci et Jasmin,
s'attendaient prir sans son arrive.



(1) Tableau gnral des forces de l'arme de Saint-Domingue au ler vendmiaire
an xi (23 septembre 1802). Archives de l'ancienne secrtairerie de France.
(2) M. Madiou, t. II, p. 301, dit que madame Leclerc, prsente au Haut-du-Cap,
aurait fait don Ption, ainsi qu' la plupart des officers de la 13', de toutes sorts
d'objets indispensables des hommes en champagne. Pourquoi cette transformation
de madame Leclerc en munitionnaire ? Qui ignore les rglements administratifs de
l'arme franaise ? Que peut y faire une femme, quelle qu'elle soit ? Moi-mme aussi,
j'ai entendu bien des fois, naivement raconter cette particularit par nos vieux
soldats.
(3) Je dois la disposition de cette petite arme la communication des manuscrits
de feu Lauriston Cerisier, don't la publication fut malheureusement interrompue.
(4) Thouvenot Chevalier, commandant militaire d'Emery. Plaisance, 15 fruc-
tidor an x (2 septembre 1802).
(5) Notes autographs de Guichard, mort capitaine-adjudant-major la 13e demi-
brigade, alors devenue 12e rgiment de la Rpublique.
(6) Thouvenot Clauzel. Plaisance, 20 fructidor (7 septembre 1802).


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LIVRE VI










PETION ET HAITI


Il report sans doute alors sa pense sur Og, qui y avait vu le
jour, et qui avait t sacrifi par ces mmes blancs que lui, Ption,
venait dlivrer.
Ption occupa la bourgade (1). Daut se tint Laporte. Christophe
rentra Grand-Pr, o se trouvait son quartier-gnral, comme com-
mandant du centre de la division de gauche du Nord (2).
Mais, l'insurrection devenant chaque jour plus violent, le gn-
ral Leclerc ordonna de balayer de nouveau les hauteurs de la Grande-
Rivire, Sainte-Suzanne, Dondon et la Marmelade. Toutes les forces
se mirent en movement le 28 fructidor (15 septembre) (3). Elles
furent cruellement maltraites par les bandes de Sans-Souci, de Jas-
min, de Petit-Nol, et obliges de regagner leurs cantonnements aprs.
avoir perdu 400 hommes (4).
Ption se trouva bientt si troitement bloqu dans le bourg du
Dondon, qu'il ne pouvait plus recevoir aucun ravitaillement, soit par
la Marmelade au sud, soit par la Tannerie au nord. La position tait
aussi dsespre que celle o il s'tait trouv Jacmel deux ans aupa-
ravant (5).
XLI. Enfin, il fallut songer vacuer la place. Ption, le 10 ven-
dmiaire an xi (2 octobre) (6) fit traverser la rivire du Dondon
par Jean-Louis Franois, avec mission d'attirer, par une vive fusil-
lade, l'attention des insurgs sur la route de la Marmelade (7). Mais
le soir, Jean-Louis Franois rentra dans la place. Ption ordonna aus-
sitt la retraite et la fit glorieusement jusqu'au bourg de la Grande-
Rivire, couvrant de la protection de ses baonnettes les families
blanches du quarter abandonn. Dans cette retraite, il ne voulut lais-
ser au pouvoir de l'ennemi aucun de ses blesss: on le vit donner
l'exemple du dvoment ses soldats, en pregnant sur ses paules
un des blesss et le portant loin des feux d'une embuscade. Il soutint
un dernier combat dans l'glise du bourg de la Grande-Rivire. Aprs
avoir mis en droute les insurgs, il se rendit Grand-Pr, o se trou-
vait Christophe. C'est dans cette dernire tentative pour pacifier les
montagnes du Nord qu'ils se virent pour la premiere fois. Rien n'est
arriv jusqu' nous de la premiere entrevue de ces deux hommes
qui marqurent si diversement, et c'est bien regrettable pour l'his-
toire.
Ption se dirigea sur le Haut-du-Cap, o Daut s'tait dj rendu.
Christophe alla cantonner sur l'habitation Saint-Michel.
Ainsi, Jasmin, Sans-Souci, Petit-Nol, restaient matres d'un
immense territoire. Le gnral Leclerc fut rduit la vaine resource


(1) Daut avait dans ce poste la 10', comptant 347 hommes. Tableau gnral des
forces de l'arme Saint-Domingue, dj cite.
(2) Cette division, je le rappelle, tait commande par Bourdet, don't le quartier-
gnral tait au Haut-du-Cap. Sa droite tait sous les ordres du gnral Boyer, sa
gauche sous les ordres de l'adjudant-commandant d'Hnin ; sa ligne s'tendait depuis
le llaut-du-Cap jusqu'au fort de Sainte-Suzanne, aux environs du Fort-Libert.
(3) Leclerc au premier consul, quartier-gnral d'Estaing, le 29 fructidor an x
(16 septembre 1802).
(4) Le mme au mme, mme date.
(5) Voici l'extrait d'une lettre de Chataignier, commandant militaire de la Marme-
lade, Thouvenot, du 10 vendmiaire an xi (2 octobre 1802). Cet extrait prouvera
combien il tait difficile de communiquer avec le Dondon. Je reus galement hier
deux lettres pour faire parvenir au citoyen Ption, commandant au Dondon ; j'ai
eu beau offrir de l'or, je n'ai pu trouver un coquin de noir qui voult s'en charger.
Je suis oblig de les envoyer aujourd'hui par d'Hricourt.
(6) Cette date est infre de la lettre don't je viens de donner un extrait, car,
plus bas, il y est dit encore : Qu'on venait d'entendre une vive fusillade vers le
Dondon, et qu'on marchait pour protger la retraite.
(7) Notes prcites de Guichard.












de proclamer contre eux, le 14 vendmiaire (6 octobre), en les mena-
ant du sort de Charles Belair et de son pouse.
XLII. Mais ce qui ne contribua pas peu gnraliser l'insurrec-
tion, rallier les anciens libres sous ses bannires, ce sont les vne-
ments don't la Guadeloupe venait d'tre le thtre. Le gnral Riche-
panse, charge de la mme mission que Leclerc, dbarque la Pointe-
-Pitre, le 16 floral an x (6 mai 1802), de l'escadre commande par le
contre-amiral Bouvet. Le chef de brigade Plage, multre, qui occu-
pait l'autorit suprieure, depuis qu'on avait relgu le gnral Lacrosse
a Marie-Galante, loin de rallier les troupes indignes, de lutter contre
les envahisseurs, alla honteusement se confondre dans leurs rangs.
Cependant, Palerme, noir, commandant militaire, et Ignace, multre,
son lieutenant, ne dsesprrent pas de la cause sacre. Ils vacuent le
fort de la Victoire, traversent le canal et se rendent la Basse-Terre,
o se trouvait le chef de bataillon Delgresse, don't ils connaissaient la
rare intrpidit et le bouillant amour pour la libert.
Delgresse, n Saint-Pierre (Martinique), le plus grand honneur
de cette ile, bien qu'elle ait aussi donn le jour a l'impratrice Jos-
phine, vint la Basse-Terre, ds les principles de la revolution. Suc-
cessivement aide-de-camp de l'agent Baco et du gnral Lacrosse,
il dploya dans toutes les crises de la colonie une bravoure extra-
ordinaire en mme temps qu'une grande humanity. Mais, intelligent,
il comprit bien vite que l'expdition franaise ne pouvait avoir d'autre
but que celui du rtablissement de l'esclavage ; et pendant que Plage
consommait sa trahison, il organisait tous les lments de la defense.
Aussi, quand l'escadre franaise parut le 20 floral (10 mai) devant
la Basse-Terre, elle fut accueillie coups de canon. Nanmoins, Riche-
panse opra son dbarquement au-del de la rivire du Plessis, sous
une grle de mitraille. L commandait un de mes oncles maternels,
le chef de bataillon Saint-Cloud, homme noir. Le passage de la rivire
fut forc ; les Franais entrrent en ville et allrent assiger le fort
Saint-Charles, o Delgresse s'tait renferm avec 400 hommes.
Trente bouches feu, dbarques de l'escadre, tonnent du 1"
au 2 prairial (21 au 22 mai) sur le fort. Delgresse, dans la nuit, vacue
la position par la poterne du Gallion, et, au milieu des plus grands
dangers, il gagne l'habitation d'Anglemont, situe au quarter du
Matouba, apres avoir laiss quelques sous-officiers l'ordre de faire
sauter le fort au moment o les Franais y pntreraient.
Ordre qui ne fut pas excut !
XLIII. Delgresse, camp d'Anglemont, tait dcid vendre
chrement sa vie. Cern et attaqu le 8 prairial (28 mai), par deux
colonnes, ne voyant aucune possibility de se faire une troue au mi-
lieu d'un ennemi suprieur en forces, peut-tre aussi dcourag par la
trahison de Plage, Delgresse rsolut de ne pas survive la libert
de sa race.
Il communique cette resolution ses compagnons, leur laisse
cependant le droit de se retire du camp. Quelques-uns se retirent
effectivement; mais 300 braves lui jurent de partager son sort.
Dj d'Anglemont est envahi; les troupes franaises sont mles
aux troupes noires ; le carnage est affreux. Delgresse, sur le point
de succomber, bat en retraite et entire avec ses 300 compagnons dans
la vaste et principal maison de la plantation, o se trouvaient les
poudres qu'il avait fait enlever du fort Saint-Charles. L'ennemi le
suit et entoure le logis. Alors, Delgresse, la figure toute rayonnante
de la grandeur de son oblation, met le feu aux poudres : amis et enne-
mis, aprs s'tre de nouveau choqus dans les airs, vont couvrir les
ravins et les champs de leurs corps broys et mutils.


1802


LIVRE VI










30 PETION ET HAITI

Ce spectacle fut pouvantable, dit le gnral Richepanse, dans
son rapport. Il y eut un moment de stupfaction de part et d'au-
tre; mais nous pensmes mettre profit le dsordre qu'occasionne
t toujours un pareil vnement, et la journe se terminal par la des-
truction entire de tous les ennemis chapps l'explosion.
Passant, va dire la libert, si tu la rencontres quelque part
dans le monde, qu'ils sont morts l trois cents pour ne pas survive
ses saints lois.
XLIV. Richepanse, aprs son triomphe, se laissa sduire par les
colons : un premier acte du 18 messidor (7 juillet) announce que les
hommes de couleur sont exclus de l'arme et qu'on les embarque
pour la France sur les vaisseaux le Redoutable et le Fougueux, un
second acte, que nous n'avons pu nous procurer, rtablit l'esclavage,
et prive les citoyens de couleur, les anciens libres, du titre de citoyens.
Ce dernier acte, dit Leclerc M. Barb-Marbois, ministry du
trsor public, m'a fait beaucoup de mal. On ne devrait pas perdre
de vue, en France, que Saint-Domingue est un empire, et la Guade-
loupe et les autres colonies un point ; que l'initiative de toutes les
measures politiques relatives l'tat des noirs doit tre accorde au
gouvernement de Saint-Domingue, sans quoi on rtablira ici une
guerre de marronnage qui sera trs longue, et don't les progrs seront
difficiles dtruire (1).
Le gouvernement de la Guadeloupe, ajoute M. Lenoir, ancien
secrtaire de Leclerc, dans ses Notes sur l'tat actuel de Saint-
Domingue, avait embarqu 1,500 1,800 noirs et hommes de cou-
leur, parmi lesquels se trouvaient un grand nombre de ceux qui
avaient chass les Anglais sous Hugues, et, dernirement, contribu
rduire les rvolts. Ces malheureux avaient t dports sur la
cte du continent espagnol. On voulait les vendre, mais personnel ne
voulait les acheter. L'escadre qui les portait fit voile pour les Etats-
Unis. Une des frgates toucha la hauteur de la Jamaque, et fut
assez endommage pour tre oblige de relcher. Les Anglais, qui ne
voulurent pas les recevoir Kingston, les firent escorter jusqu'au
Mle. Pendant qu'on rparait la frgate, quelques dtenus trouverent
le moyen de s'chapper. L'poque de leur fuite coincide avec celle
des premires insurrections (2).
Je n'ai me reprocher, dit encore Leclerc au premier consul
dans une dpche du 15 vendmiaire an xi (7 octobre 1802), aucune
fausse measure ; et, si de trs bonne ma position est devenue mau-
vaise, il ne faut en accuser que la maladie qui a dtruit mon arme,
le rtablissement prmatur de l'esclavage la Guadeloupe, et les
journaux et lettres de France, qui ne parent que d'esclavage.
XLV. Quels que pussent tre les motifs attribus l'insurrection,
l'poque o nous voici arrivs, on place une conference entire Des-
salines et Ption la Petite-Anse, relativement la proclamation de
l'indpendance du pays. Boisrond-Tonnerre a, le premier, avanc cette
assertion, que nous allons discuter (3).
Dessalines arriva au Cap le 1"' vendmiaire (23 septem-
bre (1802) (4), autant pour tre flicit sur l'arrestation de Charles
Belair que pour sonder les intentions du gnral Leclerc. Ption

(1) Cap, 27 thermidor an x (15 aot 1802).
(2) Pontoise, 15 vendmiaire an xiir (7 octobre 1804). Ces notes curieuses sont
dposes aux Archives impriales de France.
(3) Mmoires pour servir l'Histoire d'Hati, p. 55.
(4) Brunet Leclerc. Gros-Morne, 3 vendmiaire an xi (25 septembre 1802). Minis-
tre de la guerre de France.












alors tenait garnison au Dondon (1), place commande par le chef
de bataillon Gabot, homme blanc.
Dessalines, aprs avoir fait de grandes protestations de dvoment
au gnral Leclerc, aprs avoir demand ce gnral de ne pas le
laisser dans la colonie au cas qu'il partit pour la France, aprs avoir
enfin vainement demand porter 1,000 hommes la 4* demi-bri-
gade (2), qui n'en comptait guere que 200, allguant la multiplicit des
insurrections, tait le 5 vendmiaire (27 septembre) de retour Plai-
sance (3) tandis que Ption, de son ct, vacuait le Dondon le 10 du
mme mois (4).
D'aprs un pareil alibi, comment tablir aucune conference entire
ces deux officers ?
On ne peut, dans cette circonstance, invoquer l'autorit de Bois-
rond-Tonnerre. Cet crivain tombe chaque instant dans des con-
tradictions manifestes qu'il est bon de signaler une fois pour toutes,
contradictions qui tonneraient si on ne connaissait l'esprit dvergond
de Boisrond. Il dit que < Dessalines apprit au Cap l'arrestation de
Toussaint ; qu'il alla tout d'abord la Petite-Anse pour en prvenir
a Ption, qu'il voyait pour la premiere fois (5), et lui raconta une
conversation qu'il aurait eue avec le gnral Leclerc sur la destruc-
tion des multres (6) ; qu'il se rendit au Haut-du-Cap, et fit les
mmes confidences Clervaux ; qu'ensuite il aurait rencontr Ption
Plaisance et l'aurait dissuad de se rendre au Cap (7).
Il est inutile de chercher concilier ces particularits, puisque
Ption tait Plaisance avant d'tre au Cap, et qu'au moment de
larrestation de Toussaint, Ption tait l'Arcahaye et Dessalines
l'Artibonite. Tout prouve donc qu'il ne put y avoir conference entire
Dessalines et Ption qu' Plaisance, avant que ce dernier vnt au Cap.
D'autre part, puisque Clervaux est avis par Dessalines du mal-
heur qui menace sa caste, pourquoi va-t-il montrer tant de stupfac-
tion quand Ption lui annoncera son movement insurrectionnel ?
Pourquoi mme semblera-t-il perdre la tte ? Le vrai peut ne pas tre
vraisemblable, mais le vraisemblable doit tre vrai, moins d'tre
mensonge. D'ailleurs, Ption n'tait-il pas trop clair, trop politique,
pour se fier alors Dessalines, qui venait d'arrter tratreusement
Charles Belair, et de le livrer au gouvernement avec un si grand clat,
qu'un ordre du jour en fit retentir la colonie entire ?
Boisrond dit, en outre, que ce fut le gnral Dugua qui aurait
dvoil Dessalines le project de Leclerc, de dtruire la 13' demi-bri-
gade. Comment supposed une telle rvlation de la part du chef de
l'tat-major de Leclerc ? Il faut avouer qu'il est pitoyable d'outrager la
gravity de l'histoire par des assertions aussi errones.
Aprs Boisrond, M. Madiou.
Le gnral Christophe, alors plus que jamais dvou la France,
don't il ne prvoyait pas la possibility de rompre le joug, ainsi qu'il

(1) Tableau gnral des forces de l'arme de Saint-Domingue, commande par le
gnral en chef Leclerc, l'poque du 1"r vendmiaire an xi (23 septembre 1802).
Archives impriales de France.
(2) Leclerc au premier consul. Cap, 2 vendmiaire an xi (24 septembre 1802).
(3) Thouvenot Dugua. Gros-Morne, 7 vendmiaire an xi (29 septembre 1802).
(4) Lettre prcite de Chataignier Thouvenot.
(5) Mmoires prcits, p. 55.
(6) M. Madiou, p. 337, advance que, pour parvenir cette destruction dsire,
en apparence, par Dessalines, afin de mieux pntrer les intentions des Franais,
Leclerc aurait donn au gnral noir l'ordre de lever 6.000 hommes de troupes colo-
niales. Comment concifier l'ordre de cette leve avec le refus de porter la 4* demi-
brigade 1.000 hommes ?
(7) Mmoires prcits, p. 57.


1802


LIVRE VI










PETION ET HAITI


le disait au colonel Vincent, envoyait en France son fils Ferdinand (1)
pour y faire ses tudes. Il vint au Haut-du-Cap pour en causer avec
le gnral Boudet, qui tait charge d'aller faire au gouvernement con-
sulaire le tableau de la situation du pays.
M. Madiou advance (2) que Christophe, en s'en retournant son
quarter de Saint-Michel, s'arrta dans la mason qu'occupait Ption
au Haut-du-Cap. Celui-ci lui dit: Vous avez tort d'envoyer votre
fils en France ; reprenez-le, il en est temps encore : de grands vne-
ments semblent se prparer. Christophe lui rpondit : L'atmos-
phre est charge de sang; le deuil est sur toutes les figures; j'ai
< dit au gnral Boudet de dures vrits. Si les blancs persistent dans
leur systme, ils se perdront totalement. Ils se sparrent en se
serrant la main avec motion. >
Voil beaucoup de choses dites en peu de mots. On tait alors
au 6 vendmiaire (28 septembre), date du dpart du gnral Boudet
pour la France, sur la corvette la Rondinelle (3). Or, cette mme
date, Ption se trouvait au Dondon, prs de huit lieues du thtre de
cette prtendue scne.
D'ailleurs, il n'y avait gure que deux decades que Ption avait
vu de prs, et pour la premiere fois, le gnral Christophe. Ceux qui
ont connu Ption, qui ont tudi son caractre, pourront-ils jamais
admettre ce conseil donn Christophe, cette nergique poigne de
main, cette motion . Les antcdents de ces deux officers ne sont-ils
pas trop divers pour admettre une si soudaine familiarity ?
L'atmosphre est charge de sang. C'est que bientt on va se
ruer sur les blancs. Alors pourquoi Christophe ne contremande-t-il
pas le voyage de son enfant ? C'est lui supposed plus que de l'aveugle-
ment.
Je ne relve ces assertions que pour rendre hommage la vrit,
la recherche de laquelle tout homme doit consciencieusement se
livrer s'il veut remplir dignement sa mission ici-bas. Avec un peu plus
d'esprit d'investigation, M. Madiou et vit les erreurs de Boisrond
et rejet une grande parties des traditions qu'il admet trop facilement.
Cet crivain, sans doute, remettra la main son euvre patriotique.
L'invitation est fraternelle ; l'amiti qui blme est souvent plus
sincere que l'amiti qui loue, a dit Rousseau.
XLVI. Je demand pardon au lecteur de cette digression; elle a
t ncessaire, mes yeux. Je crois devoir aussi, avant de passer au
livre suivant, tablir la position respective de l'arme europenne et
de celle colonial.
L'arme franaise se composait, au 1" vendmiaire, suivant le
tableau don't tait porteur le gnral Boudet, tableau dj cit, de
17,103 hommes, rpartis dans les diffrentes divisions du Sud, de
l'Ouest et du Nord, ayant prs de 7,000 hommes dans les hpitaux ; ce
qui laisse 10,103 combatants. L'arme colonial se composait et se
rpartissait ainsi qu'il suit, d'aprs le mme document : 1" demi-bri-
gade, 262 hommes : 141 au Fort-Libert et 121 Grand-Pr ; 2, 187 hom-
mes Grand-Pr ; 3', 74 hommes Santo-Domingo (4) ; 4", 128 hom-
mes dans l'Artibonite (5) ; 5e, 219 hommes : 143 au Fort-Libert,

(1) Ferdinand mourut Paris, l'hospice des Orphelins, prs la barrire de
Svres, le 13 vendmiaire an xiv (5 octobre 1805).
(2) Histoire d'Haiti, t. II, p. 238.
(3) Cordier, chef d'escadron, Thouvenot. Plaisance, 8 vendmiaire an xi (30 sep-
tembre 1802).
(4) Le reste de ce corps tait au Port-au-Prince, sous le commandement de Lamar-
tinire. Je n'ai pu me procurer son tat de situation.
(5) Le reste de ce corps tait Jrmie ; mme remarque que pour la 3e.












76 Grand-Pr ; 6", 555 hommes : 49 au fort Villate, 75 Limonade,
88 la Petite-Anse, 288 au Hautdu-Cap, et 55 au Cap ; 7V, 147 homes
au Fort-Libert ; 8e (1) ; 9', 285 hommes, dans les montagnes du Port-
de-Paix et de Plaisance; 10, 403 hommes : 345 la Porte-Saint-Jacques,
27 Limonade, 31 la Petite-Anse; 11 (2) ; 12e (3) ; 13', 239 hommes ;
215 au Dondon, et 24 Plaisance; bataillon des Gonaves, 73 hommes
Pont-Gaudin ; guides du Nord (4). Total, 2,572 hommes.
La disproportion numrique est considerable; de plus, les Fran-
ais sont abondamment pourvus de munitions de toute espce. Mais
l'arme colonial a sur eux l'immense advantage de pouvoir facilement
se recruter sur les lieux mmes.
Les diffrentes demi-brigades coloniales, l'exception de la 13*,
taient alors adjointes aux brigades europennes, presque toutes en
quality de troisime bataillon, et non point amalgames, comme l'avance
le gnral Pamphile de Lacroix (5). Formant seulement des batail-
lons supplmentaires, elles avaient conserv leur homognit ; et
malgr l'tat de dlabrement o les laissait la politique du gnral en
chef, elles taient toutes prtes turner leurs armes contre la mre-
patrie, aussitt que la libert leur en donnerait le signal.






























(1) Cette demi-brigade tait aux Vrettes ; mme remarque.
(2) Cette demi-brigade tait parties au Port-de-Paix, parties dans l'Ouest ; mme
remarque.
(3) Cette demi-brigade tait Saint-Marc ; mme remarque.
(4) Ce corps tait vers Plaisance, Limb et le Borgne ; mme remarque.
(5) Rvolutions de Saint-Domingue, t. n, p. 193.


1802


LIVRE VI



















LIVRE SEPTIEME


Ption inaugure la guerre de l'indpendance. Sa conduit magnanime envers qua-
torze artilleurs franais. Scne sublime entire lui et le capitaine Verret. -
Premire attaque du Cap par Ption et Clervaux. Christophe va les joindre.
Marche et attaque du Limb. Dessalines prend les armes sur les bords
de l'Artibonite. Mort de Lamartinire. Deuxime attaque du Cap. Mort
de Leclerc. Ption part avec la 13- pour l'Artibonite. Combat de Pierroux.
Ption aux environs de Logane : conference avec Lamour Desrance. Ption
l'Arcahaye : conference avec Larose. Mort de Toussaint-L'Ouverture.

I. Tant d'vnements divers, avantageux pour l'insurrection, aigri-
rent l'esprit de Leclerc et de ses lieutenants: On faisait excuter
< non-seulement ceux qui se laissaient prendre les armes la main,
< mais encore les hommes de couleur sur lesquels s'arrtaient les
soupons. Les chafauds furent charges de victims de tout ge et
tout sexe (1). Une habitation, dit M. Lenoir dans ses Notes,
t tait-elle souponne de recler des armes qu'elle ne livrait pas,
on commenait par pendre les conducteurs, et ensuite les simple
cultivateurs, selon le degr d'influence qu'on leur supposait, jusqu'
ce qu'on et obtenu quelques armes, ou jusqu' ce qu'on se ft lass
de tuer inutilement. Il suffisait, dit Ption pour complter le
tableau d'horreur que prsentait la colonie, il suffisait d'avoir port
< les armes, soit comme officers, soit comme soldats, d'avoir paru
d'une manire quelconque sur le thtre de la revolution, pour rece-
voir la mort : le sexe, l'enfance, la vieillesse, rien n'arrtait la fu-
reur de ces monstres (2).
Oh il faut le dire la honte des officers franais de cette exp-
dition, ils souillrent, par des forfaits inous, la gloire qu'ils avaient
acquise dans les contres de l'Ancien-Monde. L'imagination recule
pouvante au souvenir de tant de crimes ; la main tremble et refuse
de les tracer : et pourtant Rochambeau, successeur de Leclerc, devait,
plus cruel encore, surpasser, par les raffinements de sa barbarie, les
excs de son prdcesseur !
II. Le chef de brigade Ption, cantonn au Haut-du-Cap, sur cette
mme habitation Breda o le Premier des Noirs avait vu le jour, obser-
vait la march des vnements avec l'impassibilit ordinaire de son
caractre. Mais, voyant la mort dcimer tous les jours ses compa-
gnons, menac peut-tre lui-mme, il prend soudain le parti d'arborer
l'tendard de l'indpendance. Dans la nuit du 21 vendmiaire (13 oc-
tobre), il fit appeler le chef de brigade Jean-Philippe Daut, qui tait
cantonn, avec la 10', sur l'habitation Vaudreuil (3), non loin de Breda.
Il voulut qu'il ne ft accompagn que du capitaine Benjamin Nol,



(1) Pamphile de Lacroix, Rvolutions de Saint-Domingue, t. n, p. 215.
(2) Correspondance d'Alexandre Ption avec le gnral Dauxion-Lavaysse, lettre
du 12 novembre 1814.
(3) Philibert Sicard, capitaine la 10' demi-brigade, au ministry de la guerre.
Chteau d'If, 29 pluvise an xi (18 fvrier 1803).











LIVRE VII


don't il avait t mme d'apprcier la grande reserve et l'clatante
bravoure. A l'arrive de ces deux officers, les chefs de bataillon Moreau
et Jean-Louis Franois, l'un du 1", l'autre du 2' bataillon de la 13',
furent mands (1).
Ption leur communique son project. < Vainqueurs, dit-il en termi-
c nant, le monde entier applaudira nos succs ; vaincus, nous met-
trons entire nos oppresseurs et nous la barrire de la mort (2).
Les officers applaudissent l'hroque resolution de Ption,
et lui jurent de le seconder. Le movement fut concert, l'excution
fixe pour la mme nuit. On engage Ption en prvenir Clervaux,
qui, servant dans les lignes du Haut-du-Cap, y demeurait. < Non, dit
Ption ; il sera assez temps de l'en avertir quand nous aurons pris
les armes. D'ailleurs, ne nous faut-il pas la plus grande prudence,
la plus grande circonspection, la plus grande dissimulation, la plus
grande dfiance contre tout ce qui nous entoure, si nous ne voulons
pas courir la chance de payer de nos ttes le parti que nous embras-
c sons (3).
Le gnral Clauzel, commandant la division de gauche du Nord,
en replacement de Boudet, avait alors son quartier-gnral au Haut-
du-Cap.
III. Ption, pour mieux endormir la scurit des officers fran-
ais, alla passer la soire chez le gnral d'Hnin qui, commandant
au Haut-du-Cap la brigade de droite, y demeurait aussi. Il y avait chez
d'Hnin cercle d'officiers. La conversation roulait sur tous les vne-
ments du jour, sur la fivre jaune qui moissonnait l'arme, sur les
insurrections, de plus en plus menaantes, sur l'avenir qui se drou-
lait sombre et inconnu. De quoi s'effrayer ? disait Ption. N'atten-
dons-nous pas bientt de nouvelles troupes d'Europe ? Nous balaie-
rons les montagnes, nous craserons les rvolts. Sont-ils donc invin-
cibles (4) ?
C'est avec ce calme que s'exprimait Ption l'instant mme o
il venait d'arrter son audacieuse prise d'armes. Demain ce sera un
soldat libre couronn par la victoire, ou un affranchi rebelle que la
vague du Cap engloutira !
Cependant, les officers de Ption s'inquitent de son absence
prolonge: Jean-Louis Franois envoie un caporal nomm Germain.
Celui-ci se rend chez le gnral d'Hnin, et, en sa presence, se plaint
son chef de brigade qu'il a t injustement frappe par son comman-
dant, et que ses camarades, indigns, sont en effervescence. Ption
prend cong du gnral, et se retire sous prtexte d'aller rtablir
'ordre (5).
IV. Mais loin de rtablir cet ordre, qui, du reste, n'avait point t
trouble, vers minuit, il fait prendre les armes la 1d' et la 13', qui,
runies, formaient tout au plus 500 hommes (6). Environ 50 hommes

(1) Le 3e bataillon de cette demi-brigade tait ray des contrles. Une parties des
soldats tait entre dans la gendarmerie ; l'autre s'etait fondue dans les deux pre-
miers bataillons.
(2) Eloge funbre du gnral Marion, par M. Hrard-Dumesle.
(3) Notes autographs prcites de Guichard.
(4) Je tiens cette particularit de feu le gnral Pamphile de Lacroix.
(5) Boisrond-Tonnerre dans ses Mmoires, p. 83 ; le gnral Celigny-Ardouin dans
ses Essais sur l'Histoire d'Hati, ARTICLE Jean-Louis-Franois, insr dans le journal
le Temps, no 24 ; M. Madiou dans son Histoire d'Hati, t. n, p. 341 et 342, racontent,
chacun d'une faon plus ou moins diverse, plus ou moins merveilleuse, les circons-
tances qui ont prcd la dfection de Ption. Lequel croire ? Je m'en tiens la
version que m'en a donne le gnral Pamphile de Lacroix.
(6) Ce chiffre est tir d'une note autographe de M. Daure et d'une lettre du gn-
ral Clauzel Brunet, date du Haut-du-Cap 15 vendmiaire an xi (7 octobre 1802),










PETION ET HAITI


de la 6, qui occupaient un poste voisin, viennent se rallier au mouve-
ment. Ption, reprenant son grade d'adjudant-gnral, que le gouverne-
ment consulaire lui avait si injustement retire, march vers le portail
du Haut-du-Cap, o se trouvait le principal poste europen, le fait
cerner et dsarmer. L'artillerie est encloue et dmonte, les munitions
enleves. Quelques-uns veulent gorger 14 canonniers qui garden ce
poste : Ption s'y oppose. Pas de sang inutile, leur dit-il, sinon je
< vous abandonnerai vous-mmes.
Telle tait la beaut du caractre de cet homme, que pendant que
Jean-Philippe Daut est envoy pour enclouer un obusier qui se trou-
vait la barrire de l'habitation Walsh, il appelle Verret, capitaine
blanc au 3' bataillon de la 3* (1). Capitaine, lui dit-il, les atrocits
< des Franais nous portent prendre les armes. Nous ignorons quelle
< sera l'issue de la lutte ; mais elle sera implacable. Je renvoie au gn-
ral Leclerc ces canonniers, vos compatriotes : suivez-les.
Verret tait mu. Ancien soldat au rgiment de l'Aube, il avait
fait la guerre contre les Anglais et les migrs, sous les ordres de
Rigaud ; puis, dans la 1" brigade du Sud, il avait pris part la lutte
contre Toussaint. Identifi aux mours et aux intrets de ce pays, o
il s'tait cr une famille et une position ; considr par les blancs
comme un multre, parce qu'on le voyait toujours avec les noirs ;
dplorant et blmant, comme ces derniers, les scnes d'horreur don't
la colonie tait le thtre, il et cru commettre une lchet si, aprs
avoir partag les glorieux travaux de nos pres, il les avait abandon-
ns au moment o il tait question du rtablissement de l'esclavage.
Verret dclara donc Ption qu'il ne suivrait pas les canonniers et
qu'il n'abandonnerait pas ses vritables compagnons, parce que leur
camp tait celui de la libert, laquelle il avait consacre sa carrire.
Sublime assault de gnrosit entire le blanc et le multre Noble
mulation dans le bien, qui honore les deux races confondues sur
le sol transatlantique (2) !
V. Ption pouvait se porter sur le Cap et enlever facilement cette
place. Mais, soit dfaut de confiance dans l'ardeur de ses troupes, soit
qu'il ft incertain du parti qu'allaient prendre Clervaux et Christophe,
il crut devoir abandonner le Haut-du-Cap, aprs avoir fait partir les
quatorze artilleurs franais sous l'escorte d'un dtachement qui les
c3nduisit l'entre du Cap.

sept jours avant la dfection de Ption. C'est donc par erreur que M. Madfou, t. n,
p. 348, semble attribuer la seule 13' 1.200 hommes camps au Haut-du-Cap.
(1) Un autre capitaine blanc, Onsime Vast, et non Var, comme crit M. Madiou,
ancien soldat au regiment de Provence, faisait aussi parties de la 13', comme quartier-
matre. Cet officer etait au Cap depuis plusieurs jours lors de la dfection de Ption *.
Comment admettre alors la scne occasionne par le dfaut de solde, au milieu de
laquelle M. Madiou, t. II, p. 342, le fait intervenir le jour de cette defection 7
Vast, malgr son innocence, bien prouve par l'ignorance o il tait du complot,
fut dport pour la France. Il revint depuis aux Cayes, o il mourut.
(2) Verret (Marie-Louis-Gabriel), n Beauvais, dpartement de l'Oise, en France,
le 17 avril 1772, mourut aux Cayes, le 12 mai 1834, dans sa soixante-troisime anne.
Il tait alors gnral de brigade, inspecteur aux revues ; sa mort fut un deuil public.
Malgr un orage affreux, l'affluence des noirs de la champagne fut immense ; tant
chacun se rappelait avec une respectueuse admiration qu'il n'avait pas hsit
consacrer sa vaillante pe au service de la libert. Et comme si le ciel lui et rserv
une dernire joie son heure supreme, ce fut un noir, un de ces hommes qu'il avait
aims et dfendus, le noble colonel Proux, commandant de place aux Cayes, qui
prsida ses funrailles. Aujourd'hui, ses restes prcieux reposent sur la place
d'armes, au pied de l'arbre de la libert, qu'il avait fcond de son sang. Sur la pierre
tumulaire on lit cette inscription, aussi modest que son ceur: Il dfendit sa
patrie adoptive avec courage et persvrance. Il fut bon ami.
Lettre date du chteau d'If, 29 pluvise an x (18 fvrier 1803), adresse au
ministry de la guerre.












Magnifique scne de respect pour l'humanit don't s'honore un
grand coeur Dans ces climats que les parties souillrent tour--tour
de leurs crimes, c'est la second fois que nous voyons ce noble exem-
ple de justice et de moderation donn par Ption. Il avait inaugur
la guerre pour l'galit, en sauvant, au combat de Pernier, la vie de
plusieurs officers du rgiment de Normandie ; aujourd'hui, son dbut
dans la guerre pour l'indpendance est de sauver quatorze blancs !
Aprs le dpart des canonniers, alors qu'il n'y avait plus revenir
sur sa determination, Ption court rveiller le gnral Clervaux; il
lui announce l'insurrection et le some d'y prendre part, s'il ne veut
le payer de sa tte.
Suivant Pamphile de Lacroix, Clervaux, qui n'tait pas prpar
< cette alternative, transport de colre, s'lana demi nu sur son
cheval, et se sauva en abandonnant ses quipages, don't la valeur
< montait plusieurs milliers de louis (1).
VI. Les Indpendants, c'est le nom que porteront dsormais
tous les braves arms contre la puissance metropolitaine, se por-
trent sur le Morne-Rouge, quelques lieues du Haut-du-Cap. Le gn-
ral d'Hnin, devant la maison de qui ils passaient, rveill par le tu-
multe, ouvre sa croise. Ption lui souhaite le bonsoir et, sans s'ar-
rter, lui announce courtoisement qu'ils se reverront quelque jour sur
le champ de bataille (2). Le gnral demeura comme frapp de la
foudre.
Certes, Ption pouvait s'emparer de la personnel de d'Hnin en
mme temps que de celle de Clauzel ; mais de pareils actes, qui naissent
quelquefois des circonstances, sont en dehors du droit ; et, quelques
nombreux examples que l'histoire nous en prsente, ils n'en sont pas
plus excusables : la guerre n'est lgitime qu'aprs avoir t dclare.
Il y et eu dloyaut de la part de Ption arrter des gnraux don't
quelques heures auparavant il endormait la vigilance.
Malgr cette magnanimit de Ption, quatre heures du matin,
au moment o l'on apprit la dfection des troupes coloniales, le gn-
ral Leclerc, aprs avoir fait dsarmer 200 hommes de la 6, commands
par le chef de bataillon Jacques Clervaux, frre du gnral de ce
nom, et depuis deux jours en garnison dans cette ville, les fit em-
barquer sur-le-champ. Cette circonstance poussa le chef de brigade
Geffrard (3), don't la vie tait menace comme celle de tous les noirs
ou multres de quelque importance, se sauver du Cap, pour aller



(1) M. Madiou, t. xi, p. 344, dit qu'au Morne-Rouge Ption arracha les armes
franaises de ses drapeaux et les jeta au loin. Ce fait est impossible, puisque les
drapeaux des rgiments de la colonie, comme ceux des regiments de la mtropole,
n'taient surmonts que d'une simple pique sous le consulate. Voyez les prcieux dessins
de M. Parnot, I'HTEL DES INVALIDES DE FRANCE.
(2) Cette particularit, comme celle que j'ai cite plus haut, me fut transmise,
en 1835, par le gnral Pamphile de Lacroix, qui eut la bont de les recueillir pour
moi du gnral d'Hnin, alors Paris, commandant la 1" division militaire.
(3) Geffrard, que nous avons vu revenir de Cuba au Port-au-Prince avec ses
compagnons, n'eut aucun emploi, comme la plupart d'entre eux. Quand les excu-
tions commencerent dans cette ville, il s'en retira et gagna l'Anse--Veau, don't Segre-
tier commandait l'arrondissement. Il fut parfaitement accueilli par son ancien
frre d'armes. Mais, sur les plaintes que firent les blancs son arrive, Segretier,
don't le dvoment au gouvernement n'tait pas suspect, le fit partir furtivement pour
le Cap, avec des lettres de recommendation. Nanmoins, il ne fut pas plus employ l
qu'au Port-au-Prince. Et ce qui prouve l'acharnement de ses ennemis, c'est que le
capitaine du bateau qui l'avait conduit au Cap fut, par ordre du gnral Darbois,
noy son retour l'Anse--Veau.
Lisez partout Segretier.


1802


LIVRE VII










PETION ET HAITI


joindre Ption, dguis, dit-on, en matelot, mais plus vraisemblable-
ment en femme (1).
VII. La division de gauche du Nord se composait des 3", 28%, 49",
74", 83" lgres et de la 7' de ligne. Tous ces corps de blancs, runis,
donnaient peine 400 combatants, tant le fer et la peste y avaient
largement moissonn (2). Ils couvraient le Haut-du-Cap, appuyant
leur droite l'habitation Vaudreuil, et s'allongeant, par l'habitation
Galiffet, jusqu'au fort Villate (3).
C'est avec ces faibles resources que Clauzel se mit en devoir de
dfendre les approaches du Cap, ville qui, elle-mme, n'avait pour
garnison que 60 hommes de la 74" (4), sous les ordres du gnral
Claparde.
Leclerc, de son ct, passait en revue la garde national de la
place, don't il avait depuis plusieurs jours ordonn la formation, com-
pose de blancs et de quelques riches planteurs de couleur (5). Elle
produisit un corps de 1,500 hommes, don't 200 cheval. Cette brave
troupe, cre comme par enchantement, instruite de la dfection
des troupes noires, lui donna les plus grandes assurances de dvo-
a ment (6).
Ainsi, ce sont 1,900 hommes environ que la place du Cap peut
opposer pour le moment aux 600 insurgents qui marchent la con-
quete de l'indpendance du pays ; 1,900 hommes abondamment pourvus
de poudre feu, de mousquets et de canons !
VIII. Leclerc appela Christophe de la Petite-Anse o, cantonn
avec les 1", 2" et 5', il commandait la brigade du Centre. Christophe
ne rpondit pas cet ordre (7). Appel de nouveau dans la journe
du 23 (15 octobre), il dclara l'officier qu'il allait se mettre en
" measure d'avoir aussi son parti; qu'il ne pouvait obir aux multres
" qui voulaient commander la colonie (il parlait de Clervaux et de
" Ption) ; que Sans-Souci avait l'air de ne pas vouloir lui obir,
a mais qu'il voulait s'en dfaire ainsi que de Macaya (8).
Cette conduite aurait pu donner quelque esprance, si Chris-
c tophe n'et dit quelques heures aprs qu'il avait aussi les moyens
de rabaisser la fiert du gnral Leclerc, et qu'en attendant l'issue
des vnements, il voulait rester spectateur bnvole (9).
IX. Clervaux, revenue de la foudroyante motion que lui avait cause
la hasardeuse entreprise de Ption, prit le commandement en chef,

(1) M. Madiou, t. n, p. 234, fait arriver Geffrard au Haut-du-Cap dans l'aprs-
midi de cette journe mmorable. Quelle crance ajouter sa version, quand nous le
voyons reporter quelques heures auparavant l'embarquement des 200 hommes de
la 6- et la mort du pauvre Domage, tandis qu'il est prouv que cet embarquement
n'eut lieu qu'aprs la prise d'armes de Ption, et que Domage ne fut tu qu'aprs
la mort de Leclerc ?
(2) Clauzel Brunet. Haut-du-Cap, 15 vendmiaire an xx (7 octobre 1802).
(3) Le mme Thouvenot, mme date.
(4) M. Madiou, t. xi, p. 343, announce que Clauzel, frapp de l'attitude des troupes
coloniales, rentra au Cap dans la soire qui prcda la defection de Ption. Clauzel,
au contraire, resta son quartier-gnral, suivant une declaration de Forsonde, offi-
cier blanc, aide-de-camp de Clervaux. Ce blanc abandonna son chef au moment mme
de la dfection que je raconte, pour courir et avertir Clauzel. Celui-ci fit mettre sur
pied, mais heureusement trop tardivement, la 98' demi-brigade *.
(5) Pamphile de Lacroix, Rvolutions de Saint-Domingue, t. ix, p. 233.
(6) Gazette officielle de Saint-Domingue, n 34, imprime au Cap.
(7) Gazette officielle de Saint-Domingue, no 34, imprime au Cap.
(8) Idem.
(9) Pamphile de Lacroix, ouvrage prcit, t. In, p. 235. Si Christophe, dit
M. Lenoir, de son ct, dans les notes dj cities, s'tait rang parmi les insurgs,
c'tait fait de nous, mais il ne bougea pas. p
Forsonde au ministry de la guerre, 9 ventse, an xi (28 fvrier 1803).












en sa quality de gnral de brigade ; il ordonna, le 23, de revenir
prs du Haut-du-Cap, sur l'habitation d'Hricourt. L, les nouveaux
insurgents furent aussitt cerns par les bandes de Sans-Souci et de
Macaya. Ces gens, que les habitants des villes appelaient Taccos, du
nom d'un oiseau (1) qui on suppose de la stupidit et qui vit sous
la feuille, soit parce qu'on les supposait plus ignorants qu'ils ne
l'taient en effet, soit parce qu'ils vivaient dans les bois comme cet
oiseau, ne pouvaient comprendre comment la 10* et la 13, qui ve-
naient de leur faire la guerre Plaisance et au Dondon, pouvaient en
ce moment turner leurs armes contre les blancs. Il fallut parlementer
longtemps. Pendant qu'on tait dans cette position critique, le gnral
Leclerc, d'autant plus affect de la dfection du Haut-du-Cap qu'elle
tait l'oeuvre de Ption, qu'il connaissait homme ne pas s'tre jet
dans le parti des insurgents en tourdi ou en dsespr (2), envoya
auprs de cet adjudant-gnral le capitaine Papalier, pour lui proposer
de rentrer sous les drapeaux de la France. Papalier trouva Ption
inbranlable, et, heureux lui-mme d'tre parmi les siens, il ne songea
plus retourner au Cap (3).
X. De part et d'autre on se prparait au combat. Dans la nuit
du 24 vendmiaire (16 octobre), les Indpendants entrrent dans le
bourg du Haut-du-Cap, que les Franais leur abandonnrent sans
coup frir. Ption, avec la 13, enlve aprs un lger combat la posi-
tion de Jean-Pierre-Michel, tandis que Clervaux attaque par la gauche
celle de Jeantt, et que Sans-Souci et Macaya, avec leurs bandes ar-
mes de piques, de manchettes, de sabres et de quelques fusils, se por-
tent par les mornes vers le faubourg de la Providence. Dj Ption
est parvenu au portail du Cap, appel barrire du Limb, et vulgaire-
ment barrire des Bouteilles, cause des tessons qui en recouvraient
le chapiteau. Le capitaine Verret s'empare mme d'une pice de canon
qui protgeait ce portail (4). C'en tait fait du Cap si Clervaux parve-
nait enlever la position de Jeantt, si mme il la laissait sur ses der-
rires et se portait, comme Ption, directement sur la ville ; mais, au
contraire, il s'acharna contre cette position, laquelle il donna vaine-
ment sept assauts (5). Attaqu par 300 hommes que dirigeait le chef
de brigade Anhouil, Clervaux fut oblig de battre en retraite. Les
Taccos, au lieu de forcer le faubourg de la Providence, se livraient
au pillage des maisons du voisinage.
Alors, Clauzel ordonna au gnral d'Hnin de charger avec la
cavalerie ; cette cavalerie, commande par Beauduy, blanc crole,

(1) C'est le ucuctus vetulus aut pluvialis de Linne ; vetulus peut-tre cause de
la placidit de ses murs, pluvialis cause du cri du reste assez rare qu'il pousse
l'approche de la pluie. Cuvier le range parmi les zygodactiles (grimpeurs). M. Vieillot,
avec plus de raison, dans sa nouvelle nomenclature, le range parmi les saurothera
(btes aux reptiles).
(2) Pamphile de Lacroix, t. in, p. 234. Ce gnral, la page 233, place tort la
dfection de Ption dans la nuit du 26 au 27 fructidor (13 au 14 septembre) ; ceci
tonne d'autant plus que ce mme gnral, dans les notes que j'ai cities plus haut,
place avec raison cet vnement dans la nuit du 21 au 22 vendmiaire (13 au 14 oc-
tobre). M. Madiou, de son ct, t. i, p. 330, se trompe en avanant que ce mme
vnement eut lieu dans la nuit du 22 au 23. Voyez Gazette officlelle, n* 33, dj
cite.
(3) Hrard-Dumesle, Voyage dans le nord d'Haiti.
(4) Notes manuscrites du capitaine Guichard, confirmes par M. Laujon, Exp-
dition de Saint-Domingue, p. 123.
(5) Voici ce que Rochambeau, dans un rapport adress au ministry, dit de cette
attaque: Ption, l'me de cette dfection, se retira avec Clervaux dans les mornes.
a Ils insurgent les cultivateurs de la plaine et se prsentent le 22 vendmiaire, pen-
e dant la nuit, au Haut-du-Cap. Ils l'enlvent ainsi que le morne Pierre-Michel.
" La position de Jeantt, qui s'appuie la crte du more, fut bien dfendue par le
" capitaine Bgot de la 11i lgre et rsista sept assauts conscutifs qui lui furent
" donns.


1802


LIVRE VII









PETION ET HAITI


fondit avec intrpidit sur la 10" que vint soutenir Ption. Le jour com-
menait paraitre ; on put se computer. Clervaux n'avait que 600 hom-
mes de troupes rgles (1) opposer prs de 2,000. Mais qu'importe ?
ne se battait-il pas au nom de la libert ? Les Indpendants, nanmoins,
furent obligs de cder et de revenir Jean-Pierre-Michel. La garde
national du Cap, forte de plus de 2,000 hommes, commande par
M. Touzard, s'avance contre cette dernire position. Ption la laisse
approcher jusqu' porte de pistolet : un feu terrible l'accueille aus-
sitot et la force rtrograder son tour. Clauzel fait de suite dresser
un obusier sur l'habitation Charier et bombarde Pierre-Michel (2).
On n'avait pas d'artillerie pour rpondre celle de l'ennemi ; Pierre-
Michel fut donc abandonn dix heures du matin. Clervaux avait
perdu 300 hommes (3) : il repassa en dsordre le pont du Haut-du-
Cap. Aprs l'affaire, le gnral Leclerc sortit du Cap ; il embrassa
Anhouil qui venait de sauver la ville, et lui fit don d'un sabre d'hon-
neur, ainsi qu'au commandant Beauduy.
XI. Quand Ption avait paru aux portes du Cap, un cri universal
de terreur s'tait fait entendre dans la ville. Ce cri avait retenti jusqu'
bord des vaisseaux de la rade. On crut la ville perdue : les quipages
se prcipitrent sur les 200 hommes de la 6' qu'on avait embarqus
le 22 vendmiaire (14 octobre), et sur les autres prisonniers noirs et
multres qu'on avait envoys les joindre. De nouveaux cris avaient
rpondu ceux de la ville. Quelle lutte affreuse I quel horrible dno-
ment 4 500 hommes arquebuss ou poignards, morts ou mourants,
flottant autour des vaisseaux : les uns la face vers le ciel, comme pour
implorer sa vengeance ; les autres de face vers l'abme, comme pour se
drober au fer des assassins !
XII. Christophe, rest spectateur bnvole du combat, craignant
< sans doute, dit la Gazette officielle dj cite, le chtiment qu'il avait
< mrit, mais plus vraisemblablement cdant quelque message
de Ption, se retira de la Petite-Anse dans la nuit du 24 au 25 (16 au
17 octobre (4), et vint ainsi tardivement s'unir aux insurgents, ame-
nant avec lui les dbris des 1", 2* et 5*, qui formaient sa brigade et don't
la force s'levait environ 600 hommes.
XIII Clervaux et Ption, replis sur l'habitation d'Hricourt, vi-
rent avec bonheur la dfection de Christophe ; et, comme ils savaient
depuis longtemps combien tait puissant sur lui le prjug de la couleur,
connaissant surtout les propos aussi ridicules qu'atroces qu'il avait tenus
en apprenant l'insurrection du Haut-du-Cap, ces deux multres, par un
hroque trait d'abngation au profit du triomphe de la libert, remirent
Christophe le commandement gnral de l'arme.
C'tait d'autant plus beau, surtout de la part de Clervaux, qu'il
tait plus ancien gnral de brigade que Christophe, avec qui, de plus,
il vivait en mauvaise intelligence. Cet acte de sainte politique et l'heu-
reux rapprochement opr ainsi entire les deux gnraux furent l'euvre
de Ption. Mais- Sans-Souci, Petit-Nol, Macaya et Jasmin, qui Chris-
tophe avait fait une guerre cruelle pendant le dsarmement ordonn
par Leclerc (5), refusrent de reconnatre son autorit. Une rixe vio-

(1) Notes de M. Lenoir, dj cities.
(2) Gazette officielle prcite.
(3) Gazette officielle prcite.
(4) Gazette officielle prcite.
(5) Christophe, dit le gnral Leclerc au premier consul, dans une dpche du
29 fructidor an x (16 septembre 1802), pour rparer la sottise qu'il avait faite de
s'unir aux noirs, les a tellement maltraits qu'il en est excr et que je vais vous
le renvoyer, sans craindre que son dpart fasse naltre la moindre insurrection.
Archives de l'ancienne secrtairerie d'Etat de France.











lente eut mme lieu cette occasion entire lui et Petit-Nol. Clervaux et
Ption, par leurs exhortations fraternelles, apaisrent le courroux de
l'un et de l'autre.
XIV. Christophe avait donc pris le commandement en chef, mal-
gr l'opposition des Taccos. Le nouveau gnral, homme de plus d'au-
dace que de courage, moins remarquable par son intelligence que
par la violence de ses manires, ordonne soudain de marcher contre
le Limb. Il savait que dans cette bourgade se trouvait Romain, chef
de la 1" demi-brigade, ancien chef de bataillon au mme corps, alors
qu'il le commandait lui-mme, officer don't le dvoment lui parais-
sait assur et sur la dfection duquel il comptait pour s'emparer de
la place.
A onze heures du matin, il fait occuper la route de l'embarcadre
du Limb et celle du Port-Margot par les troupes de ligne, pendant
que les deux autres routes du Cap sont occupes par les Taccos ; puis,
plein de cet orgueil que donne l'assurance du triomphe facile, il envoie
la sommation suivante au commandant de la place;
< Quartier-gnral de l'habitation Arnaud, le 25 vendmiaire
an xi (17 octobre 1802).
< Le gnral de brigade Christophe au commandant
du poste du Carrefour-Limb.
Les 1", 2, 10', 13' demi-brigades sont devant vos retranche-
ments, qu'elles enlveront par la force des armes, si vous ne vous
dcidez a vous rendre prisonnier de guerre.
< Dans ce cas, vous serez envoy au Cap pour tre chang; au
contraire, une resistance de votre part vous exposerait une attaque
< don't l'avantage ne serait pas de votre ct.
Vous pouvez computer sur ma promesse ; vous serez trait comme
" d'usage.
J'ai l'honneur d'tre, avec une parfaite consideration,
Sign CHRISTOPHE. >
Le chef de brigade Baron, vieillard europen, commandait cette
place qu'on le sommait si brutalement de rendre. Il avait sous ses
ordres quelques grenadiers de la 31, une garde national noire et
jaune, parfaitement quipe, le tout pouvant monter 300 hommes;
des remparts en pierre et en bois, garnis de cinq pieces de champagne,
couvraient toutes les issues de la position. Baron rpondit ainsi :
Au Carrefour-Limb, 25 vendmiaire an xi (17 octobre 1802).
Au gnral de brigade Christophe.
Je reois l'instant votre lettre d'invitation de mettre la place
du Carrefour-Limb votre disposition, moyennant que la garnison
: se rendra prisonnire de guerre.
Charge de la defense de cette place avec une garnison coura-
geuse et remplie d'honneur, j'ai rsolu de me dfendre, moins que
vous ne m'accordiez vingt-quatre heures de dlai et votre parole
d'honneur qu'il ne sera commis aucune hostility pendant ce dlai, et
je vous engage la mienne de mon ct qu'il n'en sera commis aucune
de la part des troupes que je command.
Pendant les vingt-quatre heures, je rflchirai au parti que j'ai
prendre ; mais ce ne sera jamais de me rendre prisonnier de guerre;
cette dmarche compromettrait l'honneur du nom franais.
J'ai l'honneur d'tre...
Sign : BARON. >


1802


LIVRE VI










42 PETION ET HAITI

Alors Christophe, toujours comptant sur la dfection de Romain,
ordonne la charge; les colonnes s'avancent jusqu'au pied des rem-
parts, o elles sont accueillies par la fusillade et la mitraille, Romain,
loin d'aller joindre les Indpendants, les charge la tte de la cavale-
rie. Christophe, oblig de battre en retraite, laisse sur le terrain beau-
coup de morts, de blesss, trois tambours et quelques fusils (1). L'ar-
me retourne aux environs du Haut-du-Cap (2).
XV. Malgr tout, l'insurrection pregnant partout les plus grandes
proportions, le gnral Leclerc, effray, ordonna la concentration des
troupes du Nord. Brunet et Dessalines n'avaient pu rtablir l'ordre
dans les montagnes du Port-de-Paix ; le premier tait rentr dans
cette ville, le second se dirigeait sur les Gonalves. Paul-L'Ouverture,
qui commandait Plaisance et que la presence de sa femme et de ses
enfants au Cap avait jusque-l retenu parmi les Franais, fut oblig
le 27 vendmiaire (19 octobre), d'vacuer sur le Port-Margot. Le
Limb fut aussi vacu. Il tait question de rembarquer les troupes
pour le Cap. A cette nouvelle, Paul-L'Ouverture se soulve contre les
Franais, en fait trente-deux prisonniers et les trane avec lui au
Morne-Rouge, o se trouvait l'arme, comme stages pour la vie de sa
famille (3). Les autres communes de l'intrieur du Nord furent aussi
vacues la mme poque. C'est alors que Brunet, Brunet qui passer
la postrit pour avoir commis le plus lche attentat contre le Pre-
mier des Noirs, charge depuis longtemps d'en commettre un autre
contre Morpas, fit embarquer ce gnral et l'envoya au Cap, en mme
temps qu'il faisait assassiner et prcipiter dans les flots Baudin et
quelques centaines d'hommes de la 9*, don't ce dernier tait le chef.
Ici, j'ai encore faire remarquer le contrast entire la conduite
des hommes civiliss et celle des brigands, comme on appelait nos
pres. D'un ct, Ption, respectant la vie des gnraux Clauzel et
d'Hnin qu'il tait en son pouvoir de faire prisonniers et de faire
gorger, renvoyant au Cap les quatorze artilleurs blancs qui dfen-
daient le portail du Haut-du-Cap, contenant lanimosit et la fureur
des siens, laissant au capitaine Verret la libert d'aller rejoindre les
hommes de sa couleur ; de l'autre, la noyade de l'infortun Jacques
Clervaux, des 200 hommes de la 6*, celle de l'honnte et valeureux
Baudin et de ses compagnons de la 9', la fin prochaine et si triste de
Coup et de Morpas.
C'est aux hommes impartiaux de tous les pays que je m'adresse:
qu'ils prononcent !
XVI. La concentration des troupes ordonne par Leclerc mut
les colons, qui s'taient vus si prs de ressaisir leur verge de fer
brise, pour ainsi dire, depuis 89. Leur inquitude arracha au gouverne-
ment la proclamation suivante :



(1) Rapport de Baron au gnral Brunet, Carrefour-du-Limb, 27 vendmiaire
an xi (19 octobre 1802). Ministre de la guerre de France.
(2) M. Madiou, t. nl, p. 375, se trompe, comme on le voit par la precision des
dates, en plaant la march de Limb au moment o Ption va partir pour l'Ouest.
(3) M. Madiou, t. il, p. 342, advance tort que Paul-L'Ouverture s'vada du Cap
le jour de la prise d'armes de Ption, et qu'il alla se mettre sous les ordres de
Sans-Souci. On savait, dit M. Lenoir dans les notes prcites, que Paul-L'Ouver-
ture tenait prisonniers trente-deux blancs. On pouvait les changer contre sa femme
et ses quatre enfants qui taient au Cap. Mais le motif qui avait dtermin la mort de
Morpas les fit jeter tous les cinq la mer. Trois jours aprs, les trente-deux blancs
furent massacres et pendus aux portes du Cap.












Quartier-gnral du Cap, le 28 vendmiaire an xi (20 octo-
bre 1802).
Le gnral en chef, capitaine-gnral, aux
habitants de Saint-Domingue.
< Une trahison inouie a t commise : des lches combls de
bienfaits du gouvernement ont abandonn leur poste pour se runir
< aux rebelles ; ils ont os attaquer la capital de la colonie, et dj ils
avaient calcul le pillage qu'ils devaient faire et les victims qu'ils
devaient immoler.
Ils ont t tromps dans leurs criminelles esprances. Tous les
citoyens sont devenus soldats ; ils se sont runis aux braves de
l'arme de Saint-Domingue, et les rebelles ont t repousss avec
une perte considerable.
Dans ces circonstances, pour ne point compromettre la posi-
tion de la colonie, j'ai ordonn que l'arme se runit dans les places
capitals, que les hpitaux et les poudres fussent vacus sur des
points o ils puissent tre l'abri de toute insulte. J'ai ordonn que
tous les citoyens fidles la France fussent admis dans les villes
o se rassemble l'arme ; c'est l que nous attendrons les troupes qui
nous sont annonces de France et qui nous serviront reconqurir
la colonie et punir les tratres et les rebelles.
Mais, de ce que l'arme se concentrait, de ce que les malades
taient vacus sur la Tortue, de ce que des munitions et des vivres
taient embarqus, ds malintentionns ont cherch induire que
l'arme allait vacuer Saint-Domingue, et ils ont rpandu ce bruit.
Si l'arme se concentre, je vous en ai dduit les motifs ; si les
malades sont vacus sur la Tortue, c'est que la tranquillit, si utile
leur rtablissement, leur est refuse au milieu du tumulte des
< armes, et que, d'ailleurs, le local des hpitaux tait ncessaire pour
l'tablissement des troupes et des manutentions.
Si des munitions sont embarques, c'est qu'il n'existe pas au
Cap un seul magasin poudre, et que, dans des circonstances comme
celles o nous sommes, on ne doit pas laisser l'existence de la ville
la merci d'un furieux.
Si on embarque des vivres, c'est qu'il faut fournir des aliments
aux malades et aux convalescents qui sont en grand nombre la
Tortue.
Citoyens, soyez calmes ; confiance et ralliement au gouverne-
ment : voil quelle doit tre votre devise. L'arme vous a promise de
" ne point vous abandonner ; elle tiendra parole. Sign : LECLERC. >
XVII. Analysons cette proclamation :
Dans quel camp se trouvait la trahison ? Dans le camp des Ind-
pendants ou dans celui des mtropolitains ?
La France, la glorieuse France rpublicaine, avait, la voix majes-
tueuse de Danton, proclam solennellement la libert de la race noire
et de ses descendants.
La France consulaire avait, la voix dplorable de M. Adet, rclam
malheureusement le rtablissement de l'esclavage de cette mme race
et de ses descendants.
Que restait-il faire aux anciens libres, tuteurs par la voie de
nature des nouveaux libres ?
Prendre les armes, les turner contre l'injustice consulaire, et
venger par le fait l'honneur des Africains, leurs aeux meilleur escient
que les blancs: la conformit des souffrances n'avait-elle pas t la
mme pour les deux castes de parias ?


1802


LIVRE VII









PETION ET HAITI


Jean-Philippe Daut, Benjamin Nol, Moreau, Jean-Louis Franois
et Ption, traits de lches !
Oh je ne puis m'empcher, en presence des odieuses imputations
du gnral en chef et en face de la mort supreme qui va l'enlever pro-
chainement, la face de la vertu qu'il calomnie, de rapporter une
grande pense de ce mme Ption, l'poque de 1806, au moment o
il prsidait l'ASSEMBLE CONSTITUANTE: Rappelez-vous, disait-il ses
collgues, qu'il vient un moment o toutes les illusions des hommes se
dissipent, et que lorsque vous serez ce terme o la nature vous appelle
comme tous les autres, vous ne trouverez alors de rel et de consolant
tmoignage d'une conscience irrprochable, ainsi que le souvenir des
services rendus la patrie (1).
Ption et pu ajouter : et l'humanit.
Pourquoi le gnral Leclerc n'eut-il pas, comme Ption, la proc-
cupation des suffrages de la postrit, cette gnreuse preoccupation
qui, seule, peut faire enfanter de grandes choses, et rendre les hommes
plus que ncessaires, mais utiles leurs semblables !
Brave et habile officer, il s'tait fait remarquer en Italie, en
Egypte, par des actions d'clat ; coeur honnte, il ne lui fallut que les
errements de la politique du moment pour l'associer une expedition
don't tous les fauteurs eurent se repentir.
Combls de bienfaits I Des pres se saturant de lubricit avec
leurs esclaves, donnant le jour des mulets, sans donner ces mal-
heureux, ni mme aux enfants la liberty qui est faite pour tous, sui-
vant Og, le glorieux martyr ; refusant mme de leur laisser porter
leurs noms !
Et quels pres ? des aventuriers, des manants, des forbans, des
petits-blancs enfin, valant moins en Europe pour le ceur et l'intel-
ligence que les ngres en Afrique !
Du gouvernement 1 Sans parler de l'injustice personnelle
prouve par Ption et Dupont, leur arrive en France, quels furent les
bienfaits de la mtropole en faveur de la colonie?
Des droits octroys et successivement arrachs, depuis le com-
mencement de la revolution Ces mmes droits vengs par Ption,
l'artilleur de la Sainte-Ccile et du fort Byzoton !
Et aujourd'hui que la libert est menace, que l'galit est plus
que jamais en pril, on s'tonnerait d'une insurrection aux portes du
Cap, opre par ces mmes anciens libres, citoyens du 4 avril, que le
dcret consulaire voulait remettre sous les liens de lesclavage et des
prjugs !
Mais Ption avait trop la conscience de sa dignit d'homme, pour
ne pas savoir que, si hors l'Eglise il n'y a point de salut, hors la libert
il y en a moins.
Criminelles esprances I Le crime est du ct des fauteurs de
l'esclavage ; l'esprance du ct des amis de la justice.
J'abandonne les dtails de la proclamation.
Toutefois, il faut convenir que le gnral Leclerc se trouvait dans
la position la plus scabreuse. J'ai sous les yeux de nombreuses lettres
au premier consul et aux diffrents ministres, o il tmoigne de son
dgot pour aider au rtablissement de l'esclavage colonial. Le rgime,
suivant lui, qui convient le mieux Saint-Domingue, est la glbe ordon-
nance par Toussaint.
L'imitation est partout permise.
XVIII. Tels taient les vnements accomplish ou sur le point de

(1) Recueil gnral des lois et actes du gouvernement d'Hatti, public par M. Lins-
tant, t. 1, p. 169, chez Auguste Durand, 5, rue des Grs-Sorbonne, Paris, 1851.












s'accomplir dans le Nord, quand Dessalines, qui venait de combattre
l'insurrection dans les montagnes du Port-de-Paix, et qui et prouv
le sort le plus triste s'il ne se ft spar de Brunet, < apprenant dans
la plaine de l'Artibonite la dfection de Christophe, de Clervaux
et de Ption surtout, avec qui il avait prpar ses plans hostiles,
reprit brusquement les armes, au lieu de dsarmer le fort de la
Crte-aPierrot, comme il en avait reu l'ordre formel du gnral
en chef (1). >
Cette leve de boucliers eut lieu un jeudi matin, le 1" brumaire
(23 octobre) (2). Dessalines, sortant des Gonaves, o la veille il et
t arrt par le commandant Huin, sans les salutaires avertissements
d'un homme de couleur, M. Simon Durvray, venait de descendre de
cheval la Petite-Rivire. Dissimulant son inquitude et ses projects,
il accepted djeuner de l'abb Videau en compagnie d'Andrieu, com-
mandant d'armes. On allait se mettre table. Autour du presbytre
rdaient des soldats blancs aposts pour l'arrter et le garrotter. Mais
une multresse, madame Pageot, servante du cur, qui des indiscr-
tions avaient rvl la machination, lui fait un signe de l'oeil et des
deux coudes. A cette mimique loquente qui lui announce l'imminence
du danger, qu'un homme moins alerte et comprise, Dessalines sort de
la salle, sous prtexte de service, s'lance cheval, et, suivi de son
escorted, il se dirige vers le pont de Lameau, en criant : Aux armes !
La population noire et jaune court se rallier autour de lui. An-
drieu, voyant son plan avort, gagne en hte la Crte--Pierrot et
fait tirer le canon d'alarme pour avertir de sa position critique la
ville de Saint-Marc qui n'est qu' sept lieues. Ce canon ne fait que
faire affluer au bourg des nues de cultivateurs, autant d'ennemis.
Somm par Dessalines d'vacuer le fort, Andrieu traverse le bourg
sans tre inquit; mais depuis l'habitation Drouet jusqu'au carrefour
du bac Coursin, il eut souffrir d'une multitude d'embuscades que
Dessalines y avait fait filer par des sentiers dtourns. Il ne rentra
Saint-Marc qu'avec quelques hommes.
Matre ainsi de la Petite-Rivire vers deux heures de l'aprs-midi,
Dessalines envoya des dragons porter clrement l'ordre a Vernet,
plac sur l'habitation Georges avec Gabart et la 4" demi-brigade, d'at-
taquer les Gonaives. Cette dernire place est neuf lieues de la
Petite-Rivire. Attaque dans la mme aprs-midi, elle fut vacue
dans la nuit, aprs avoir essuy deux assauts. Huii s'embarqua avec
la 5" lgre commande par Lux. Il ne prit, qu'au jour ouvrant, le
large vers le Port-au-Prince (3).
XIX. Fier du double succs qu'il venait d'obtenir, Dessalines se
disposa marcher contre Saint-Marc, o commandait le gnral Quen-
tin ; l se passait un vnement affreux. Pendant qu'il se prparait
l'attaque de cette place, un bataillon de la 12* colonial qui, sous
les ordres de Dsir, homme de couleur, venait d'vacuer les Vrettes,
y tait extermin par les troupes blanches. Je fus instruit, dit le
gnral Fressinet, qu'un complot affreux existait entire lui (Dsir)
et le brigand Dessalines; je pris alors sur moi, aprs en avoir pr-
venu le gnral Quentin, de dsarmer ce bataillon. Je fis alors ce
qu'on fait en pareil cas : je l'enveloppai par d'autres troupes; et,
avec la dignity qui convient un officer gnral, j'ordonnai au

(1) Rapport des operations de l'arme de Saint-Domingue pendant les annes
x et xi, par le gnral Rochambeau. Ministre de la marine de France.
(2) Idem.
(3) Rapport du gnral Fressinet Rochambeau. Saint-Marc, 5 brumaire an xi
(27 octobre 1802).


1802


LIVRE VII











46 PETION ET HAITI

chef de bataillon de faire mettre l'arme au pied. Les officers n'obi-
rent point; les soldats se rvoltrent en me tirant dessus, ce qui
< fut le signal de leur destruction entire : il n'en est pas quatre qui
ont chapp au massacre que nos soldats en ont fait (1).
XX. Honte et malheur aux auteurs de ce grand crime On con-
oit le ressentiment qu'il dut soulever dans l'me de Dessalines. Ce
chef se hta de voler la vengeance de ses frres si lchement sacri-
fis. Il en donna avis Larose, qui occupait les montagnes de l'Arca-
haye, et l'invita marcher de concert avec lui. Mais Larose, plein de
dfiance et de ressentiment contre l'homme qui avait livr aux blancs
Charles Belair, son ancien gnral, ne rpondit pas cette invitation:
il avait, d'ailleurs, lutter lui-mme contre Lamartinire.
Neanmoins, Dessalines attaqua la place dans la soire du 11 bru-
maire (2 novembre) (2). Il fut repouss avec une perte considerable;
Gilot Marquez, chef de bataillon de la 8", fut bless mort. La posi-
tion de Dessalines tait trs difficile : il lui fallait runir courage,
persvrance, gnie, pour mener la guerre heureuse fin. Pouvait-on
esprer de parvenir l'expulsion de l'arme franaise, affaiblie par la
maladie, il est vrai, mais aguerrie, pourvue d'artillerie et de muni-
tions ?
Dessalines s'tait repli sur Marchand, habitation situe prs de
la Petite-Rivire, qui devint plus tard une ville o il fit sa residence.
L, il organisait son arme.
XXI. La matine du jour o Dessalines fut repouss devant Saint-
Marc, Larose remportait l'Arcahaye une victoire signale sur les
Franais ; mme ce triomphe cota cher au pays par la mort du chef
de bataillon Lamartinire (3).
Bien different de son frre, que Rigaud fit fusiller Logane,
lors de la reprise de cette place, Lamartinire se montra constam-
ment dvou la Rpublique, lors de nos luttes contre les colons et les
Anglais. Plus tard, le Port-au-Prince est menac par le gnral Bou-
det, la libert est en pril. Lamartinire, simple chef de bataillon,
s'aperoit que les autorits suprieures de la place sont disposes
accueillir favorablement les Franais. Il se transport l'arsenal,
demand de la poudre feu: sur les tergiversations du commandant
Lacombe, blanc, directeur de cet arsenal, il lui brle la cervelle, s'em-
pare de toutes les munitions don't il a besoin pour la defense de la
place. Bientt mme il fit garder vue le general Ag, blanc, qui
Toussaint avait confi le commandement de l'arrondissement, et assuma
sur sa tte la responsabilit et la direction supreme des vnements.
Depuis, la defense et l'vacuation des forts de la Crte--Pierrot ont con-
sacr son nom d'une manire imprissable ct de ceux de Dessalines


(1) J'ai public, en 1844, dans la Feuille du Commerce du Port-au-Prince, n-O 29,
30 et 31 du mois de dcembre, une relation dtaille de ces vnements, d'aprs des
notes de feu le gnral Thomas Hector et du commandant Belair ; j'aurai encore occa-
sion de mentionner ce dernier. Je suis heureux aujourd'hui de pouvoir rectifier ici,
au moyen de documents officials, les dates errones de cette relation.
(2) Rapport du gnral Fressinet Lavalette, chef d'tat-major de la division du
Sud et de l'Ouest, du 13 brumaire an xi (4 novembre 1802).
(3) Lamartinire (Louis-Daure), naquit Logane, vers 1771. Il tait fils de blanc
et de multresse, c'est--dire quarteron, classes d'hommes qui, dans les Antilles, s'est,
plus qu'aucune autre, fait remarquer soit par la bravoure, soit par intelligence.
Og, Chavanne, Pinchinat, Bauvais *, Lys, Bazelais, Borgella, Bergerac, Trichet, les
deux Blanchet etc., taient tous quarterons. Lamartinire mourut l'ge de
trente ans.
J'ai regretter d'avoir dit deux fois que Beauvais crivait son nom Beauvais.
Ce sont les copistes de sa volumineuse correspondence qui m'ont induit en erreur:
partout donc, dans mes cinq premiers livres, on devra lire Bauvais.













et de Magny (1). Aprs la soumission de Toussaint, il tait rentr au Port-
au-Prince ; il s'y trouvait encore lors de l'insurrection de Lamour-Des-
rance. Il fut charge par le gnral Rochambeau d'aller touffer cette insur-
rection. Rappel bientt en ville et envoy aux Arcahayes contre Larose,
il dut apprendre dans l'un ou l'autre endroit la prise d'armes de Ption,
qui datait dj de plusieurs jours, et celle de Dessalines qui venait de
s'oprer. Mais, loin d'imiter l'exemple de ces deux gnraux, il continue
faire une guerre implacable aux insurgs, semblant ainsi renier sa con-
duite passe. Quelques succs l'enhardirent. Il march contre l'habitation
Cortades, au quarter des Dlices, place d'armes de Larose, par deux
colonnes; l'une, commande par le capitaine Boucard, s'avana par l'habi-
tation Barthlmy, sur les Matheux; l'autre, commande par lui-mme,
pass par l'habitation Jarossey. On tait au 11 brumaire au matin
(2 novembre). Larose n'avait gard Cortades que ses gens les plus
mal arms. Il avait plac ses bons tirailleurs de la 8' dans les avenues.
Lamartinire, bless, se trana dans un champ de patates. Son monde
l'avait abandonn. Dcouvert, il eut la tte tranche. Boucard, qui
n'avait pas donn en mme temps que lui, fut son tour dfait sur
l'habitation Dessources, et tu. Le sergent Gdon, si dvou Lamar-
tinire, don't il tait l'homme de confiance, n'chappa au dsastre
que par miracle.
Ainsi prit Lamartinire, qui s'tait acquis tant de popularity dans
l'arme, et par sa conduite au Port-au-Prince, lors de l'arrive des
Franais, et par celle qu'il avait tenue la Crte--Pierrot. Soldat
de la libert, il prit nanmoins, par une dplorable fatalit, dans les
rangs des oppresseurs de son pays. Quelques jours encore, et il se ft
jet dans l'insurrection qui clatait de toutes parts contre ces mmes
oppresseurs. Sa mort si triste attira les regrets de tous ses contempo-
rains. Les soldats, qui l'aimaient beaucoup, racontent encore aujourd'hui
qu'il n'attendait que le signal de Dessalines pour se prononcer contre les
Francais : tant l'esprit human aime la logique des actes (2) !
XXII. Robes, l'assassin de tant d'innocentes victims sous Toussaint,
et tout rcemment de l'infortun commandant Bazin, commandait


(1) J'ai peine croire avec M. Madiou, t. n, p. 218, que Lamartinire fit prir
dans d'affreuses tortures tous les prisonniers qu'on avait faits une des attaques
de la Crte--Pierrot, sur les 9e et 13' demi-brigades qui marchaient alors dans les
rangs franais. M. Descourtilz, blanc, mdecin dans le fort la suite de notre arme,
fut tmoin de ces diffrentes attaques. Il en parle longuement dans son Voyage d'un
naturaliste. Mais il ne mentionne pas de prisonniers noirs ou jaunes. Il parle seule-
ment des blesss blancs sur qui on aurait exerc d'affreuses cruauts. Comment suppo-
ser Lamartinire capable des forfaits don't M. Madiou semble le glorifier, lui qui
savait trs bien que les soldats des 9' et 13- demi-brigades n'avaient fait que suivre
l'impulsion de leurs chefs ? Le drame don't Saint-Domingue fut le thtre n'est-il
pas dj assez lugubre sans qu'il soit besoin d'y ajouter ?
(2) Un crivain, M. Madiou, adopted tort ces traditions ; il prtend qu'il y avait
convention entire Lamartinire et Dessalines pour la dfection du premier, que Dessa-
lines envoya mme de Saint-Marc un nomm Adonis Delorier pour donner Lamar-
tinire le signal de cette defection. Mais ces assertions tombent d'elles-mmes, puisque
Dessalines ne fut en possession de Saint-Marc que longtemps aprs la mort de Lamar-
tinire. Que deviennent de plus ces confidences de Lamartinire aux officers de
la 3' : Que fait donc le gnral Dessalines 2 Je n'entends plus parler de lui ;
il est temps qu'il se soulve contre les Franais. Voici le moment de lui liver
la paroisse de l'Arcahaye ? Ces confidences sont plus qu'hypothtiques, puisque
alors qu'on les fait natre, il y avait dj plusieurs jours que Dessalines tait en
armes. Qu'il soit donc bien constat que Lamartinire connaissait la prise d'armes
de Dessalines, qui datait du 1"e brumaire (23 octobre), et qu'il prit lui-mme neuf
jours aprs cette prise d'armes.
J'infre, d'ailleurs, la date de la mort de Lamartinire d'une lettre de Rocham-
beau au ministry, du 13 brumaire an xi (4 novembre 1802), o il announce que l'va-
cuation de l'Arcahaye eut lieu le mme jour sur le Boucassin. Or, il est notoire que
Lamartinire prit deux jours avant cette evacuation.


1802


LIVRE VII










PETION ET HAITI


toujours la place de l'Arcahaye. Il voulut embarquer ceux des sol-
dats de la 3' qui ne s'taient pas joints aux insurges, lors de l'affaire
de Cortades. Mais un jeune sergent-major, nomm Nazaire, s'oppose
son dessein, en s'emparant du portail des Vases. Robes veut haran-
guer les mutins. Quatre coups de feu le renversent mort de son cheval.
Les dbris de la 86" gagnent le Boucassin. Nazaire fait appeler Larose
et lui remet la place ; les 3' et 8' sont rorganises.
L'Arcahaye et les Vases venaient donc de tomber au pouvoir de
l'insurrection. Dessalines, d'un autre ct, se prparait marcher de
nouveau contre Saint-Marc.
XXIII. Christophe s'tait rapproch du Cap ; il ordonna, le 6 bru-
maire (28 octobre), une heure du matin, une nouvelle attaque : Petit-
Nol doit avec les Taccos prendre les mornes et tomber sur les der-
rires de l'habitation Pierre-Michel ; Clervaux, avec les dbris de
la 6", de la 10* et de la 13', doit s'branler par le grand chemin; lui-
mme, Christophe, avec les 1", 2' et 5, doit se porter contre l'habi-
tation Champein.
Clauzel, avec 600 hommes de troupes de ligne, l'infanterie et la
cavalerie de la garde national, se porta au secours de tous les points
menacs : il fut partout repouss. D'Hnin voulut charger avec la ca-
valorie comme dans la journe du 16; mais il fut bless et contraint
de rentrer dans ses positions. L'habitation Charier, dfendue par
une forte artillerie, fut le seul point qui se maintint contre les Ind-
pendants.
Ceux-ci, matres du Haut-du-Cap, du fort Pierre-Michel et de la posi-
tion de Jeantt, don't on avait vacu l'artillerie, s'tablirent, de plus, sur
les habitations Durocher, Crbane et Carme (1), tandis que les Fran-
ais, resserrant leurs lignes, occupaient, en arrire, Charier, Durivage,
Vertires, La Hogue, Champein, Saint-Martin, Le Barotire et Lambert ;
au sud-est ils occupaient aussi la Petite-Anse, et dans la Bande-du-Nord,
Prunet et Bousmat (2).
La position de Charier domine la grande route du Cap. Garnie
d'artillerie, elle ne cessa de vomir une pluie d'obus dans nos rangs et
surtout parmi les Taccos.
Ption regrettait alors de n'avoir pas enlev l'artillerie du Haut-
du-Cap, quand il s'insurgea. Il se dirigea avec un dtachement com-
mand par le capitaine Dumoulin, sur le Fort-Libert, que les Fran-
ais venaient d'vacuer. Toussaint-Brave, qui avait pris possession de
la place, lui remit un obusier, une pice de 18, de la poudre et des bou-
lets.
Ption tablit cette artillerie sur l'habitation Durocher (3).
XXIV. Pendant que les Indpendants resserraient la ville du Cap,
le gnral Leclerc vint mourir le 11 brumaire (2 novembre) de la
fivre jaune. Peu de temps avant sa mort, dit un gnral franais,
il exprima des regrets sur les faux errements qui avaient dirig les
conseils du gouvernement dans le but de son expedition. Il gmit
sur une entreprise faite sur des hommes et par des hommes dignes
d'un meilleur sort, raison des services qu'ils avaient rendus et qu'ils


(1) Direction gnrale des fortifications, note du 15 brumaire an xi (6 no-
vembre 1802).
(2) M. Daure au ministry Cap, 12 brumaire an xi (3 novembre 1802).
(3) M. Madiou, t. in, p. 343, advance tort que Ption avait fait enlever l'artillerie
du Haut-du-Cap. Pamphile de Lacroix ne parle que de l'enclouage des pices ;
M. Lenoir, dans ses notes, dit positivement qu' la premiere attaque du Cap, les
indignes n'avaient pas d'artillerie, arme qu'ils auraient conduite avec eux s'ils
avaient pris celle du Haut-du-Cap.












< auraient pu encore rendre la France. Ces regrets furent tou-
< chants (1).
En partant de France, ajoute M. Lenoir (2), il tait impossible
que le general Leclerc et une opinion bien arrte sur la conduite
qu'il aurait tenir au lieu de sa destination. Mais quand, arriv
Saint-Domingue, il eut parcouru les armes la main les deux tiers
de la colonie, quand il eut examin par lui-mme les ngres de tous
les tats, il douta si leur retour l'esclavage, tel qu'il existait en 1789,
tait une measure indispensable pour la tranquillit et la prosp-
a rit future de la colonies. Il penchait plutt croire que le regime
tabli par Toussaint, qui convertissait la servitude personnelle en
servitude de la glbe, tait celui qui se conciliait le mieux avec l'tat
actuel des noirs, et avec l'intrt bien entendu de la mtropole et
des colons; et en supposant qu'il ft absolument ncessaire de r-
tablir l'esclavage pur et simple, il pensait qu'on ne pouvait y rame-
ner les noirs que successivement et par des moyens politiques plu-
tt que par la force.
Malheureusement, quelques-uns des gnraux sous ses ordres,
et presque tous les administrateurs civil avaient une opinion entire-
ment diffrente.
Il rsulta de cette divergence d'opinions entire le chef et ses su-
bordonns une incohrence dans l'excution des measures qu'il pres-
crivit, qui contribua plus que toute autre chose, faire chouer le
plan qu'il avait conu pour pacifier la colonie.
A ces assertions de deux personnages illustres, l'histoire doit ajou-
ter que la cause principal des dsastres de l'arme franaise, c'est
d'avoir voulu traiter la colonie en pays conquis, plutt que d'avoir
cherch l'administrer. La population colore de l'Amrique vivra
en bonne intelligence ct de la race blanche, finira peut-tre par
s'teindre dans cette race par le mlange du sang ; mais il faut que
cette population soit dirige par l'mulation du bien, qu'elle soit ini-
tie tous les progrs par la volont et l'exemple des lgislateurs.
C'est ce qu'a grandement compris l'Empereur Napolon III, quand
il a dclar, dans un message au Corps lgislatif, que jamais les pos-
sessions franaises ne seraient troubles par les dplorables dissen-
timents de castes. Un des deux empereurs a pu faire de grandes choses ;
l'autre peut sans doute accomplir de plus grandes dans des voies
providentielles.
XXV. Mais pour revenir au gnral Leclerc, depuis longtemps il
apprhendait son sort funeste : atteint d'une maladie de langueur,
dans plusieurs de ses lettres, il demandait son rappel au premier con-
sul. Ce qui l'inquitait davantage, c'tait de ne pas voir ses cts
une me assez forte pour se charger de la machine si complique, pour
me servir de son expression, de la colonie de Saint-Domingue. Ro-
chambeau, suivant lui, est brave et d'une bonne execution la
guerre ; mais il ne connait plus rien, lorsqu'il s'agit de mettre de
l'adresse et du tact dans sa conduite. D'ailleurs, il n'a point de
caractre et se laisse facilement dominer.
Le portrait des autres gnraux est l'avenant.
Il terminait par demander les gnraux Soult, Belliart et R-
gnier (3), trois lieutenants, don't le premier consul avait lui-mme besoin
pour les grandes ventualits.


(1) Pamphile de Lacroix, t. n, p. 251.
(2) Notes dj cities.
(3) Quartier-gnral de d'Estaing, 29 fructidor an x (16 septembre 1802).


1802


LIVRE VII










50 PETION ET HAITI

Ce qui, cependant, hta davantage la mort de Leclerc, ce fut d'tre
oblig de s'aliter, au moment o l'insurrection couvrait les approaches
du Cap : il s'impatientait de ne pas voir arriver Brunet avec les gar-
nisons de Plaisance, Gros-Morne, Marmelade et Port-de-Paix, pour
reprendre l'offensive. Brunet n'arriva que le 9 brumaire (31 octobre),
quarante-huit heures avant sa mort, alors que les mdecins avaient
annonc l'impuissance de toutes les resources de l'art.
XXVI. Malgr l'opinion dfavorable qu'il avait des capacits de
Rochambeau, Leclerc, peu avant de mourir, dclara ceux qui entou-
raient son lit, qu'il entendait laisser le commandement en chef ce
mme gnral, en sa quality, peut-tre, de plus ancien parmi les autres.
Il tmoigna aussi le dsir de faire embarquer madame Leclerc sur le
vaisseau hollandais le Swift-Sure, don't il connaissait la finesse de la
march (1). Tout fut fait son gr. Quant lui, embaum par le mdecin
chef, M. Peyre, il fut embarqu sur le mme vaisseau le 12 brumaire
(3 novembre), au son du canon de deuil, et transport Marseille, d'o
le corps vint Paris. Aujourd'hui il repose au Panthon (2).
Madame Leclerc, don't le dvoment, quoi qu'on ait avanc, ne
faillit jamais son mari; madame Leclerc, qui malgr les prires de
ce mme mari, n'avait jamais voulu sparer son sort du sien, pour fuir
les ravages de la peste, veilla pendant toute la traverse ct du cno-
taphe, qu'entourait un dtachement de la garde d'honneur sous les
ordres du commandant Abb.
Les officers gnraux presents au Cap donnrent M. Daure,
ordonnateur en chef, le commandemen.t suprieur en attendant l'ar-
rive de Rochambeau qui se trouvait au Port-au-Prince. C'est durant
le court intrim de M. Daure, que furent noys madame Paul-L'Ou-
verture et ses enfants, que fut fusill le chef de brigade Domage, comme
s'il n'et pas t plus beau de la part de ce nouveau chef de faire
mettre en libert ou de dporter ces infortuns, contre qui person-
nellement on ne pouvait allguer aucune preuve de culpabilit.
XXVII. Rochambeau, connu, ds 1791, par sa haine contre les mu-
ltres, devait rappeler l'univers par ses discours et ses actes tout
ce que l'antiquit nous raconte de Caligula et de Domitien.
XXVIII. Ainsi Leclerc venait de mourir, quand Ption, aprs avoir
fortifi l'habitation Durivage et tabli l'artillerie qu'il avait emmene
du Fort-Libert, commena rpondre au feu des Franais. Habile
artilleur, il eut bientt dmont plusieurs des pieces assises sur l'ha-
bitation Charier.
Le 14 brumaire (5 novembre) (3), Christophe crut le moment fa-
vorable pour enlever la position dfendue par prs de 2,000 hommes.
Il fut repouss. Dans cette attaque, les Taccos, jusque-l soumis en
apparence Christophe, furent les plus maltraits. Ces malheureux
Africains que Christophe mettait toujours en avant, et contre lesquels
il svissait cruellement pour les moindres fautes, tout comme l'po-

(1) Toureaux, que nous avons vu L'Ouverture placer au commandement de l'arron-
dissement des Cayes, aprs la guerre civil, et qui avait beaucoup contribu la
soumission de Laplume, comme si la trahison tait coutume chez lui, mand au Cap
peu aprs l'embarquement de Rigaud, par les ordres de Leclerc, n'avait pas os,
comme Geffrard, aller se ranger sous les drapeaux de l'indpendance. Tout honteux
de lui-mme, il n'abandonnait plus les antichambres du gouvernement. Nanmoins,
il fut arrt, embarqu et conduit en France bord du mme vaisseau qui portait
les dpouilles de Leclerc. Son fils, alors Ag de onze ans, le suivit aussi en France.
Il revint en Haiti peu avant la chute de Dessalines. Il mourut dans un tat voisin
de la folie. Depuis, son fils lui-mme, directeur de l'arsenal des Cayes, prit volon-
tairement dans une dgotante parodie de la fin si sublime de Delgresse.
(2) Chose remarquer, c'est que Leclerc mourut le mme jour que Lamartinire.
(3) Rapport de Daure, sans date.












que o il servait sous les Franais, peine de retour dans leurs posi-
tions, s'ameutrent et gagnrent les montagnes, en abandonnant les
Indpendants leurs propres efforts.
Cet vnement, auquel on devait s'attendre, causa cependant une
consternation gnrale; d'ailleurs, commenant manquer de muni-
tions, Christophe ordonna, le 18 brumaire (9 novembre), la leve du sige
et la retraite sur le Morne-Anglais, la Rivire-Sale et le Morne-Pel (1).
Ption, alors instruit de l'insurrection de Dessalines, et dgot
de servir sous un chef aussi farouche dans son orgueil que Christophe,
rsolut de s'en sparer.
XXIX. Ption, dit M. Madiou (2), allait se sparer de Clervaux
< et de Christophe, quand il rencontra Sans-Souci qui, la tte de
5,000 cultivateurs bien arms et trs aguerris, voulait contraindre
les troupes ci-devant coloniales le reconnatre gnral en chef.
Ption part se soumettre son autorit et fut proclam gnral de
brigade. Sans-Souci demand la tte de Christophe, son ennemi per-
sonnel. Il prtendait qu'il avait encore le cour pour les Franais.
Il voulut envelopper les 1", 2* et 5* coloniales... Ption lui fit obser-
ver que les noirs et les hommes de couleur commenaient une guerre
national et que ce n'tait pas le moment, en presence des blancs,
de songer exercer des vengeances particulires; qu'il fallait
oublier le pass. Sans-Souci lui rpondit : Gnral, vous vous oppo-
sez ce que je fasse mourir Christophe : eh bien vous vous en repen-
t tirez vous-mme plus tard.
Ption grande peine aurait russi rtablir la paix entire les
deux ennemis : il se dirigea ensuite vers la Petite-Rivire. Aussitt
aprs son dpart, l'animosit qui existait entire Sans-Souci, Petit-Nol
et Christophe, prit un plus grand dveloppement. Ce dernier se vit
abandonn des dbris des 1', 2' et 5" demi-brigades ; il fut oblig de
s'enfuir sur l'habitation Milot (3), et d'envoyer cacher sa famille dans
les hauteurs de l'habitation Lafrire (4).
XXX. Aprs avoir travers Plaisance et les Gonaves, Ption entra
la Petite-Rivire, vers le 24 brumaire (15 novembre) (5). Son arrive
fut un vnement. Dessalines vint inspector la 13'. Il embrassa Ption
avec effusion, et lui dit ces paroles mmorables C'est votre prise d'armes
qui a dcid la mienne. Madame Dessalines me fit l'honneur de me
dire qu'alors Dessalines offrit vainement Ption le commandement gn-
ral de l'arme.
Malgr cette assertion, Ption, qui avait cd le pas Christophe,
comprenait trop bien qu'il devait encore le cder Dessalines : D'ail-
a leurs, advance Boisrond-Tonnerre dans son jargon, Dessalines pos-
e sdait seul ce qu'on peut appeler la force arme ; lui seul encore
tait capable de discipliner des hommes qui, dj territoriss (sic)
par les supplices et les noyades, ne savaient plus que combattre dans
les bois o ils se dfendaient, en cherchant a vendre une vie pleine


(1) Mme rapport.
(2) Histoire d'Haiti, par M. Madiou, t. Ii, p. 375.
(3) C'est la mme habitation o Christophe fonda plus tard la ville de Sans-
Souci.
(4) C'est sur cette habitation qu'il fit lever la gigantesque forteresse du mme
nom.
(5) Cette date est infre de la prise du Mirebalais, qui eut lieu le 1" frimaire
(22 novembre), ainsi qu'on va le voir. En effet, suivant le commandant Belair, nagure
attach l'tat-major du Mirebalais, alors un des guides de Ption, homme de
bon jugement et de saine mmoire, Ption ne serait rest que deux jours la
Petite-Rivire ; il aurait pris possession du Mirebalais trois jours aprs son dpart
de cet endroit.


1802


LIVRE VII










52 PETION ET HAITI

< d'amertumes et d'opprobres, et qui ne survivaient la libert que
a pour se venger (1).
Ption rendit compete au gnral de tout ce qu'il avait pu faire
dans le Nord pour le triomphe de la libert, et apercevant Jean-Philippe
Daut qui, avec la 10", tait venu avant lui joindre Dessalines, il ajouta:
C'est ce brave que je dois le succs de mon insurrection.
Le rapport de Ption sur la situation du Nord affligea Dessalines.
Il manda Christophe et lui ordonna de se tenir aux Gonaves.
XXXI. Voyons, pour n'y plus revenir, quelle fut la fin de Sans-Souci
et de Petit-Nol ou de Nol jeune. Sans-Souci tait un Africain du
Congo ; Nol, un crole de la mme nation. Le premier s'intitulait gn-
ral en chef. Ils n'entendaient pas plus obir a Dessalines qu' Chris-
tophe. Cette conduite pouvait etre funeste au parti de l'indpendance.
Dessalines leur crivit. Sans-Souci sembla reconnatre son autorit.
Nol accept le commandement de la 5" demi-brigade. Paul-L'Ouver-
ture, pour calmer les haines, fut envoy comme commandant de l'ar-
rondissement du Dondon. Mais peine Christophe revint-il dans le
Nord qu'il tendit une embche Sans-Souci sur l'habitation Grand-
Pr, et le fit assassiner ainsi que son lieutenant Jasmin. Petit-Nol,
cette nouvelle, fit cerner la mason de Paul-L'Ouverture, le constitua
prisonnier et l'envoya au chef de brigade Jean Caquimby, camp sur
l'habitation Chevalier, aux Ecrevisses. Paul-L'Ouverture y fut tu.
Nol finit par tre abandonn des siens; il se fia la parole de
Dessalines, et se rendit Marchand, o il fut tu son tour.
XXXII. Ce n'tait pas seulement Sans-Souci et Petit-Nol, au Don-
don; ce n'tait pas seulement Comus et Julien Debarrire, vers le
Gros-Morne ; Sylla, vers Plaisance, qui, dvors d'ambition, refusaient de
reconnaitre l'autorit de Dessalines : c'tait encore Larose, l'Arcahaye,
et Lamour-Desrance, aux environs de Logane.
Nous avons vu comment Larose s'tait empar du commandement;
voyons comment l'autorit tait tombe aux mains de Desrance.
On le sait dj, Lamour-Desrance embrassa, l'poque de la guerre
civil, le parti de Rigaud contre Toussaint. On lui dut alors d'avoir sauv
la vie beaucoup de jeunes hommes de la Croix-des-Bouquets, de Can-
tave, Chery-Mony, Despuzeaux, Valery-Lucne, que Christophe avait fait
arrter et garrotter, et que l'on conduisait au Port-au-Prince o la
mitraille les attendait.
Quand Rigaud fut vaincu, Desrance se retira dans les doubles mon-
tagnes de Barohuco, d'o Toussaint ne put jamais le dloger. Mais
quand les Franais eurent occup le Port-au-Prince, il vint, le 1 ven-
tse (20 fvrier 1802), leur faire sa soumission (2). C'est lui qui, le
6 du mme mois, arrta aux environs de l'tang de Jonc Pierre-Louis
Diane, chef de la 8' demi-brigade, l'incendiaire de Logane, qui cher-
chait se joindre Dessalines (3).
Il se montra dvou aux Franais, jusqu'au moment o il vit embar-
quer Rigaud. Cet vnement lui fit concevoir que la libert tait menace.
Il regagna ses montagnes et inaugura immdiatement l'insurrection contre
les blancs.
Cette insurrection n'tait jusqu'alors marque que par des ra-
vages. Mais un multre vint lui donner une organisation. Ce multre
s'appelait Cang.
XXXIII. Cang fut du nombre des volontaires qui, sous le comte

(1) Mmoires pour servir l'histoire d'Hati, par Boisrond-Tonnerre, p. 65.
(2) Spulcre, chef de bataillon, commandant la Croix-des-Bouquets, l'adjudant-
commandant Pamphile de Lacroix, 2 ventse an x (21 fvrier 1802).
(3) Diane fut embarqu bord du Foudroyant ; on n'en entendit plus parler.












d'Estaing, allrent combattre pour l'indpendance des Etats-Unis. De
retour Saint-Domingue, il prit une part active la revolution. Capi-
taine lgionnaire, il se soumit Toussaint lors de la capitulation de
Saint-Louis-du-Sud. Incorpor par la volont du vainqueur comme
simple grenadier dans la 4" demi-brigade du Nord, l'arrive des
Franais, il abandonna le service et se retira dans les montagnes d'o
il tait originaire (1). Mais l'insurrection de Lamour-Desrance vint
rallumer son ancienne ardeur. Dou de tout ce qui peut mettre un
homme en evidence dans les crises civiles, possdant avec la bravoure
et l'intelligence une taille et une force extraordinaires, rien ne lui
manquait pour bien jouer son rle. Son influence tait grande. Il rallie
donc les gens de la Valle, et aprs avoir brl et dvast beaucoup de
plantations, il se porte sur l'habitation Dufort, prs de Logane.
Pour mieux entraner les masses, il conoit le project de procla-
mer Desrance, alors camp sur l'habitation Guibert, dans les monta-
gnes du Grand-Fonds, gnral en chef de l'arme de l'Ouest et du Sud.
Dans ce but, il l'invite une conference. On se runit sous un chne
situ l'un des angles de la grande case. Cang porte la parole au
nom de tous : il rappelle Desrance son courage et sa constance qui
ne se sont jamais dmentis depuis l'aurore de la revolution. Il fait
sentir ses compagnons la ncessit d'avoir un chef pour les deux
dpartements de l'Ouest et du Sud, et il conclut que le plus digne de
ce poste minent est Desrance. Les chefs s'tant tallis a son avis, il
tire de sa ceinture un norme poignard qu'il tient horizontalement,
et appelle chacun, son tour, jurer obissance au gnral en chef.
Satisfait de sa promotion, Desrance nomma Cang gnral de brigade
et son premier lieutenant. On vint aussi jurer obissance ce dernier
sur le mme glaive. Les chefs de brigade, les commandants, les capi-
taines, furent lus de la mme manire (2).
Ainsi fut centralis le service, ainsi fut organis l'ordre hirar-
chique. Desrance envoya Magloire Ambroise, chef de brigade, contre
Jacmel, et retourna sur l'habitation Guibert.
XXXIV. Cang, aprs la journe des promotions, avait tabli un
camp sur l'habitation Cassaigne, sous les ordres d'Isidore, comman-
dant les gens des mornes ; un autre sur l'habitation Petit, sous les
ordres de Romain et de Sanglaou; enfin un troisime au Mapou de
Dampuce. Ces camps privaient la ville des resources de la champagne. -
Quant aux hostilits, elles ne consistaient qu'en des irruptions nocturnes
et soudaines dans l'enceinte de la place, pour y jeter l'pouvante et enle-
ver tout ce qu'on pouvait.
Aussi, chaque soir, Laucoste, chef de bataillon d'artillerie, com-
mandant militaire, faisait-il rentrer toute la population l'arsenal (3).
Deux postes extrieurs seulement couvraient la ville : un Bineau,
command par le capitaine Barthlemy, blanc; l'autre au fort a-ira,
command par le capitaine Banglo, noir.

(1) Cang (Pierre) naquit sur l'habitation cafyre de son nom au canton du
Petit-Harpon, montagnes du Grand-Gove. Il avait reu toute l'ducation qu'on
pouvait donner cette poque un homme de sa race. Gnral de brigade sous
'empereur Dessalines, il fut, au retour de la champagne de Santo-Domingo, relgu
Marchand pour avoir fait fusiller un soldat qui avait commis un larcin. Il se
trouvait encore dans ce lieu de detention en 1806, au moment de la march de Chris-
tophe contre le Port-au-Prince. Ce chef cruel le fit alors gorger comme tant d'autres
hommes de valeur.
(2) Notes dues la bienveillante amiti de M. Dorsainville-Dautant, ancien
reprsentant du people haitien.
(3) Cet arsenal, form d'une ceinture de barils, tait garni de six pieces de gros
calibre ; il y avait aussi quelques pieces de champagne qu'on portait rapidement
sur les points menacs. Il est appel indiffremment Fort-des-Barils ou Fort-National.


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LIVRE VII










54 PETION ET HAITI

XXXV. C'tait un grand pas que Cang venait de faire la march
de l'indpendance en sachant discipliner par elles-mmes les bandes
de Desrance ; mais il y avait un plus grand pas lui faire faire : c'tait
de soumettre Desrance lui-mme l'autorit de Dessalines.
Or, Ption, nomm gnral de brigade, le mme jour que Gabart,
dmontra au gnral en chef que la circonscription de son autorit
dans l'Artibonite nuisait la cause gnrale de l'indpendance (1).
Il lui offrit d'aller faire reconnatre ses lois par Desrance et Cang,
de jeter Geffrard avec la 13' dans le Sud, pour le soulever, et de reve-
nir l'Arcahaye pour entraner aussi Larose sous ses bannires : autant
de missions dlicates, pleines de prils et de grandeur !
Dessalines lui donna le commandement d'une expedition, com-
pose d'un bataillon de la 7', commande par son chef, Pierrot Mi-
chel (2), de la 10* qui avait dj combattu avec lui dans le Nord, et de
la 13' ; ce dernier corps devait seul traverser le Pont-de-Miragone.
Le chef de brigade Geffrard, qui jusque-l avait suivi l'tat-major
de Ption, sans aucun emploi fixe, reut des instructions particulires
et scelles don't il ne devait prendre connaissance qu' la conqute
d'un port de mer dans le Sud.
XXXVI. Ption rsolut de se diriger par le Mirebalais. Le bourg et
le canton de ce nom, sous l'influence et la bravoure de deux noirs, le
chef de brigade Paul-Lafrance et le capitaine David-Troy, taient
jusqu'alors rests trangers tout movement insurrectionnel. < C'tait,
suivant M. Laujon (3), un spectacle bien extraordinaire de n'aperce-
< voir dans toute l'tendue de la colonie que guerre, flames et ravages
< de toute espce, lorsque prs de nous (du Port-au-Prince), nous jouis-
sions encore du spectacle consolant de la paix et du bon ordre. >
C'est que le souvenir des rigueurs don't Toussaint avait accabl
ces contres faisait prfrer aux cultivateurs le rgime de la France,
quel qu'il ft, aux chances de se trouver sous les ordres de Dessalines,
le principal excuteur de ces rigueurs.
Paul-Lafrance commandait en chef le canton; il avait sous ses
ordres deux companies de troupes polonaises ; mais l'homme important
de la localit tait le capitaine David-Troy, commandant une nombreuse
gendarmerie de multres et de noirs.
Ption, parti de la Petite-Rivire le 26 brumaire (17 novembre),
traversa Plassac, Belbd, Rdillon et la Coupe-Mardi-Gras ; arriv
le 29 (20 novembre), sept heures du soir, dans la gorge de la Tumbe,
il y tablit ses bivouacs. Le lendemain matin, 1"' frimaire (22 novem-
bre (4), avant le jour, la place fut bloque, Jean-Philippe Daut fut
charge d'attaquer par la gauche, avec la 10", le retranchement avanc
du fort de la Crte ; Geffrard, avec la 13", devait attaquer par la droite
le fort David. Ption garda le commandement de la 7* comme reserve.
En consequence, Geffrard escalade les remparts du fort David ;
la garnison se retire prcipitamment dans la place, sans coup frir.
Daut tombe sur le fort de la Crte, que l'ennemi abandonne aussi aprs
une seule dcharge pour rentrer dans la place.

(1) Voici encore ce que dit Pamphile de Lacroix, l'gard de Ption, dans les
notes dj cities : < Cet officer dangereux dtermina facilement une insurrection
gnrale de la colonie par l'inquitude qu'il sut donner aux ngres sur leur libert,
et par le credit qu'il avait sur les hommes de couleur, comme ayant t l'ami et
l'adjudant-gnral de Rigaud.
(2) Ce n'est pas le mme qui devint plus tard president de la Rpublique
d'Haiti.
(3) Prcis historique de la dernire revolution de Saint-Domingue, par Laujon,
p. 186.
(4) Santo-Domingo, 8 frimaire an xi (29 novembre 1802), Kerverseau Pam-
phile de Lacroix. (Ministre de la guerre de France).












XXXVII. Matre des hauteurs qui dominant le bourg de Saint-Louis,
Ption envoie le capitaine Francisque en parlementaire auprs de
Paul-Lafrance et de David-Troy. Ce dernier assemble les principaux
officers. Dad, multre, et Plonsac, blanc, officer d'administration,
opinent surtout pour la resistance. Francisque s'tend longuement sur
la justice de la nouvelle guerre ; il engage David particulirement
se rallier aux drapeaux de Dessalines. A ce nom, David jure sur son
sabre qu'il n'obira jamais ceux qui ont particip aux horreurs
de la guerre civil du Sud (1). Il fait battre la gnrale. Puis, pen-
dant que Francisque, de retour auprs de Ption, lui fait son rap-
port, David sort du bourg avec toutes ses troupes, Polonais, gardes
nationaux et gendarmerie ; il prend position au morne Conil, non loin
du fort de son nom. On parlemente encore quelques instants. David-
Troy, toujours beau sous n'importe quelle bannire, announce ses
adversaires qu'il va leur apprendre ce qu'il est, comme si dj tous ne
connaissaient pas sa bravoure. Il divise ses forces en trois colonnes,
donne le commandement de la premiere au capitaine Dad, celui de la
second au capitaine Bour, et garde comme reserve le commande-
ment de la troisime.
Les capitaines Bour et Dad attaquent simultanment, huit
heures du matin, Bour, le fort David, et Dad, le retranchement de
la Crte. Ils sont accueillis par une vive fusillade. Parmi ceux qui at-
taquaient le fort David, on remarquait par leur intrpidit les deux
frres Lamarre, Dsermine et Belair (2). Dsermine tomba, la fleur
de l'ge, sous le fer des grenadiers de la 13". Le capitaine Bour aussi
est dangereusement bless. Au retranchement de la Crte, Dad d-
ployait, de son ct, une rare vaillance. Au moment o il s'y lanait,
il reut une balle. La mort de Dsermine, les blessures des deux chefs
de colonne, jetrent le dsordre parmi les assailants. David ordon-
na de se replier sur le bourg, abandonnant ses morts et ses blesss ;
mais les cris de triomphe, parties des deux forts pendant l'excution
de ce movement, le firent rugir de fureur. Il ordonna un nouvel as-
saut, sans plus de succs que le prcdent. Pendant la retraite, Bour
rendit le dernier soupir.
David-Troy supportait difficilement le poids des dfaites. Belair
Lamarre, tout part, tait inconsolable de la mort de son frre. Il n'y
avait rien qu'il ne se sentt capable de tenter pour venger cette perte.
Il s'offrit pour aller chercher du renfort parmi les Espagnols camps
quelques lieues du Mirebalais, sous les ordres du commandant
Luthier. Il fut bientt de retour avec environ 200 Espagnols. Impatient
au combat, il press ses chefs.
David sort de nouveau de la place quatre heures de l'aprs-midi. Il
vient livrer un autre assault o il dploie la valeur la plus extraordi-
naire. Belair Lamarre tombe et expire au pied du mme rempart o le
matin avait pri son frre : deux victims d'un dvoment malentendu !
Pourquoi n'avaient-ils pas consacr leur mle courage au triomphe de
l'indpendance ? David-Troy fut oblig de battre en retraite une troi-
sime fois.

(1) David-Troy (Gabriel) naquit au Mirebalais, vers 1770 ; incorpor dans la
gendarmerie de cette place en 1793, par Bauvais qui y commandait, et qui avait
su apprcier sa bravoure et son intelligence, il passa dans la cavalerie de la Lgion
de l'Ouest, lors de la creation de ce corps. Charge par Rigaud de la haute police
des Cayes, pendant la premiere guerre cvile, il sut se faire aimer et respecter.
Aussi Toussaint n'ordonna-t-il aucune perscution contre lui cette poque de
cruelles reprsailles. Il prit colonel de la 21' demi-brigade, l'attaque de la Sourde,
le 21 juin 1809, l'ge de trente-neuf ans.
(2) Aucun lien de parent ne les unissait au gnral Lamarre qui fut tu au sige
du M6le.


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LIVRE VII










PETION ET HAITI


Cette journe fut mmorable. L'ennemi laissa sur le champ de ba-
taille plus de 100 homes, tant tus que blesss (1), et perdit plus de
quatre-vingts paqts s de cartouches (2). Ption n'eut regretter que
ququeues braves. La fut bless le lieutenant Fabre (3). Les blesss
furent envoys la Petite-Rivire. Mais come des avis infidles vin-
rent annoncer Ption que Kerverseau arrivait de Las-Mathas contre
lui avec toute la division de l'Est, il ordonna vers le soir de rtrogra-
der sur la Petite-Rivire. Quand cette march s'oprait, David-Troy,
redoutant aussi d'tre attaqu dans la place, se retirait sur Las-Caho-
bas (4).
Le lendemain, Ption avait dj dpass l'habitation d'Espinville,
alors qu'on signal sur les derrires un pavilion blanc. C'tait Costille,
vieux multre, qui, ayant abandonn David-Troy, venait annoncer
l'vacuation du Mirebalais. Ption revint sur ses pas et entra dans le
bourg sept heures du soir. Ce bourg, incendi a l'arrive des Fran-
ais, tait dsert ; l'glise servait d'hpital. Ption prit aux blesss les
cartouches qui leur restaient; et, abandonnant ce lieu de dsolation,
il vint avec son arme passer la nuit dans la savane de Laroux.
XXXVIII. Le lendemain 4 frimaire, (25 novembre), Daut fut mis
l'avant-garde; Geffrard, au centre ; Pierrot Michel, avec son batail-
lon de la 7, l'arrire-garde. On se dirigea par les Grands-Bois, vers
la plaine du Cul-de-Sac. Ption fit faire halte sur l'habitation Cotineau,
dans le quarter de Trou-d'Eau. On y passa la nuit.
XXXIX. Ption voulait remplir dignement la glorieuse mission don't
l'avait honor le gnral en chef: rflchissant qu'il n'y avait dans
le Sud que des bandes enfantes par le dsespoir et sans aucune or-
ganisation lgale, que ces bandes ne pouvaient que devenir plus tard
difficiles soumettre la discipline, il rsolut de ressusciter toutes
ces vaillantes demi-brigades cres par Rigaud et que Toussaint avait
brises.
C'tait, d'ailleurs, pour lui l'occasion de rcompenser quelques
officers de mrite don't il avait pu, dans le Nord, apprcier plus que
jamais l'tonnante bravoure.
Il commena donc par dmembrer la 13, et en fit deux demi-bri-
gades : il leva Moreau-Horne (5) et Jean-Louis Franois (6) au grade

(1) Lettre prcite de Kerverseau Pamphile de Lacroix.
(2) Je parle de ces quatre-vingts paquets de cartouches comme d'un trophe;
qu'on ne s'en tonne pas : la pnurie des munitions tait extreme. Dans plusieurs
occasions o il fallait tomber sur l'ennemi, dit Boisrond-Tonnerre, il (Dessalines)
" avait t rduit dix paquets de cartouches. C'est dans ces moments que son
gnie lui faisait trouver des resources et de l'encouragement dans le sein de la
e pnurie mme : il parcourait les rangs, choisissait les anciens militaires don't la
e tmrit lui tait connue, donnait chacun deux cartouches, en les exhortant
e d'aller vider la giberne d'un blanc. (Mmoires, p. 77).
(3) Fabre, qui s'tait signal dans la guerre civil du Sud, comme lieutenant
dans la 4e demi-brigade, fut, lors de l'envahissement de ce dpartement par Tous-
saint, mis comme simple soldat dans la 8'. A l'arrive des Franais, il se rallia
la 13e, don't il devint le colonel aprs la mort de Leveill.
(4) Lettre prcite de Kerverseau.
(5) Moreau-Herne ou Coco-Herne (Jean-Jacques), multre, fils de blanc et de
ngre, naquit vers 1775, sur l'habitation Moreau, situe dans la plaine des Cayes.
En 1790, la voix de Rigaud, il fut des premiers se rendre au campement de Prou.
Chef de bataillon la 1" demi-brigade du Sud, il fut de ceux qui, en 1800, ouvrirent
Toussaint les portes de Saint-Louis. Grce cette circonstance, il passa au comman-
dement du ler bataillon de la 13e demi-brigade, l'organisation de ce corps. Gnral
de brigade commandant l'arrondissement des Cayes, il fut fusill le 10 octobre 1806,
lors de la prise d'armes contre Dessalines, don't il tait un des sides.
(6) Franois (Jean-Louis), ngre, ancien libre, naquit en 1769 au Fonds-des-
Frres, dans les hauteurs de la plaine des Cayes. Son dbut dans la carrire des
armes prsenta cette circonstance honorable que, seul de son quarter, il se rendit
en 1790, au campement de Prou, aprs avoir vainement tent d'entraner les autres
habitants. Lieutenant dans les grenadiers de la Lgion-du-Sud, il passa capitaine













de chefs, l'un, de la 1" ; l'autre, de la 2". Ces demi-brigades doivent
sortir du noyau des deux bataillons (1).
C'tait une utile combinaison, car, les cadres ouverts de nouveau,
Ption tait certain de voir accourir depuis Logane jusqu' Tiburon,
sous leurs anciens drapeaux, les vtrans de nos premieres guerres,
tous pleins d'amour pour la libert, et don't Toussaint, malheureuse-
ment pour lui, n'avait pas su apprcier l'hrosme.
XL. Aprs ces promotions, l'arme se mit en movement. L'avant-
garde surprit au pied de l'habitation Thomazeau un poste ennemi
qui se jeta dans les bois. Un seul homme fut pris. Le capitaine Benja-
min Nol le fit pendre immdiatement. Cette action lui valut d'tre
blm par Ption, car on pouvait tirer quelque rvlation utile de cet
homme. On fit une nouvelle halte sur l'habitation Lamardelle dans
la plaine. Les fuyards de Thomazeau avaient jet l'alarme partout.
La nouvelle de la prise du Mirebalais et celle de l'invasion du Cul-de-
Sac frapprent les esprits de terreur. Mais aussi, la garnison de la
Croix-des-Bouquets possdait un homme actif, entreprenant, plein de
bravoure. Cet homme tait l'adjudant-commandant Gilbert Nraud,
blanc, qui sut faire tte l'orage (2).
XLI. Ption, sans se dissimuler les dangers qui l'environnaient,
puisque le Mirebalais pouvait avoir t repris par les ordres de Ker-
verseau, comme il ne tarda pas l'tre effectivement (3), et que le
bourg de la Croix-des-Bouquets et la ville du Port-au-Prince taient
pour lui, toujours redouter, descendit sur l'habitation Jonc, et y
tablit son cantonnement onze heures du matin. Il runit en conseil
ses lieutenants. A l'issue de ce conseil, il ordonna Benjamin-Nol
d'aller observer les environs, Benjamin avec sa patrouille parut le
soir sur l'habitation Duval. A son approche, la grande case fut dser-
te, le moulin qui marchait fut abandonn. Chacun s'occupa de dva-
liser la maison et de s'emparer des animaux. Au milieu de ce pillage
survint la cavalerie de la Croix-des-Bouquets, commande par M. de
Saint-James et dans laquelle figuraient d'intrpides multres et noirs,
comme Per et Cantave, le premier, mort gnral de brigade, et le se-
cond, colonel de cavalerie au service de la Rpublique. Cette cava-
lerie mit facilement en droute Benjamin et son dtachement.
Ption, malgr l'chec de Benjamin, occupa le lendemain 10 fri-
maire (1" dcembre) (4) l'habitation Pierroux. Il fit entrer Daut

dans la 2- demi-brigade du Sud, lors de l'organisation de ce corps. On sait que
Faubert, son colonel, lui dut la vie un des combats du Grand-Gobve, pendant la
guerre civil du Sud. Gnral de brigade, commandant la deuxime division militaire
du Sud, il mourut l'Anse--Veau, le 10 mars 1806. Ses dpouilles reposent au fort
des Bois, dans les hauteurs de la ville de l'Anse--Veau.
(1) Ce fait, racont par le commandant Belair, se trouve pour ainsi dire confirm
par une lettre de Moreau-Herne, relative la prise de l'Anse--Veau, du 20 prairial
an xi (juin 1803), adresse Dessalines. C'est dans cette lettre que je vois mentionner
pour la premiere fois les demi-brigades du Sud. Quand, par qui, leur formation
et-elle t ordonne, si ce n'est cette poque, et par Ption, puisque Geffrard
s'empara de l'Anse--Veau, le 26 nivse (16 janvier), peu de temps aprs s'tre
spar de Ption, Logane, et que dj il tait question de nouveau des demi-
brigades du Sud ?
(2) Nraud (Gilbert), fit la champagne d'Egypte comme capitaine la 75' demi-
brigade ; sa bravoure avait fix l'attention de Kleber, qui le nomma chef de bataillon.
Aprs le combat de Pierrouz, il fut fait chef de brigade, et bientt aprs adjudant-
gnral, commandant la garde de Rochambeau.
(3)Le Mirebalais et les Grands-Bois, la garde desquels Ption n'avait pu laisser
de troupes, durent tre repris par l'adjudant-commandant Luthier et David-Troy,
le 28 frimaire (14 dcembre 1802), suivant une lettre de Kerverseau Pamphile
de Lacroix, date de Neybe, 22 du mme mois de dcembre.
(4) Rapport du gnral Boyer au ministry du ler pluvise an xx (21 janvier 1803).
M. Madiou, t. ii, p. 293, fixe ce combat au 9 dcembre (18 frimaire). J'admets de
prfrence la date du gnral Boyer.


LIVRE VII


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PETION ET HAITI


dans la grande case, et lui ordonna d'y percer des meurtrires. A neuf
heures, les vedettes signalrent l'ennemi : Nraud arrivait en effet
avec la 86, un dtachement de la 5, et la garde national du bourg,
prcd de deux pieces de 4. Devant des forces plus nombreuses que
les siennes, Ption change inopinment son plan de combat: pr-
voyant que les boulets briseraient les murs de la grande case, et que
les clats de pierre serviraient de mitraille contre la 10' il fit sortir
Daut de la maison et lui fit prendre position en arrire du btiment.
D'abord, on soutint le choc; mais le canon refoula bientt nos sol-
dats. Ption ordonne en vain la 10' d'avancer ; la cavalerie ennemie
tait dj dans ses rangs. Les 1" et 2' tiennent seules ; mais la perte
de plusieurs offices jette aussi dans ces corps le dsordre et la con-
fusion ; ils s'parpillent comme la 10', abandonnant un de leurs dra-
peaux, don't s'empare le jeune Roche-Vilbon (1). Ption se trouve pres-
que seul au milieu du feu de l'ennemi. Benjamin accourt et avec quel-
ques braves protege sa retraite. Ption alors se jette dans le canal,
passe sous le pont et gagne les jardins de l'habitation. Il n'eut que
ce moyen pour se drober la poursuite de la cavalerie, dirige par
Saint-James. Cette matine lui cota quatorze hommes. Parvenu der-
rire le morne qui domine l'habitation Jonc, il se trouvait presque
seul, lorsque, apercevant un jeune tambour qui l'avait suivi dans cette
fuite prilleuse, il lui ordonna de battre le rappel pour rallier les
troupes. Bientt vinrent le rejoindre quelques-uns de ses guides, des
officers et bon nombre de soldats. En ce moment part un dragon
blanc qui, dans la charge, s'tait fourvoy. Un des guides se preci-
pite sur ce dragon ; celui-ci se jette bas de son cheval et gagne le
bois. Belair s'empare des pistolets, et abandonne le cheval un offi-
cier de la 10'. Ce mme officer, abusant de son autorit, voulut ar-
racher les pistolets des mains du guide. Ption profit de cette cir-
constance pour parler aux officers : < C'est ainsi, leur dit-il, qu'il se
trouve parmi vous des hommes habiles au pillage et lches au com-
a bat. Soyez assurs que dornavant, je ferai fusiller ceux qui fui-
ront devant l'ennemi. Belair, continua-t-il, brlez la cervelle ceux qui
tenteront de vous arracher vos pistolets.
XLII. Il s'tait pass dans ce combat un fait qui, par son origina-
lit, mrite d'tre consign ici. Un sous-officier, poursuivi, ne crut
pouvoir mieux chapper au pril qu'en abandonnant le drapeau qu'il
portait. Ption fit appeler ce sous-officier, et lui demand s'il igno-
rait les consequences de son action : Gnral, rpondit le soldat,
qu'est-ce qu'un drapeau ? un morceau de toile aprs tout. Par la
prise des villes, n'aurons-nous pas bientt en notre possession une
immense quantit de toiles ? Remerciez Dieu de n'avoir pas perdu
un de vos bons soldats. Le ton de navet avec lequel le rus sol-
dat dbitait son discours fit sourire le gnral. Il le renvoya dans les
rangs (2).
XLIII. Ption, aprs avoir donn du repos ses troupes, gagna
le quarter de la Coupe, o il rencontra les chefs de brigade Caradeux
et Germain Frre avec les dbris de la 11', beaucoup d'hommes de
couleur qui avaient fui du Port-au-Prince, et grand nombre de culti-
vateurs mal arms. On le revit avec joie ; aussi n'eut-il qu' parler

(1) Mort nagure gnral de brigade.
(2) Les rapports des officers franais ne dsignent l'affaire de Pierroux que
sous le nom du combat du Morne-Robert, sans doute cause de la proximity d'une
habitation Robert. Je dois avertir qu'il ne faut pas confondre le morne Robert,
qui est l'est de la Croix-des-Bouquets avec l'habitation du mme nom, qui se
trouve au nord-ouest du Port-au-Prince.












pour rallier tout le monde sous le commandement de Dessalines:
tant la confiance qu'il inspirait Caradeux et Germain tait grande.
Ption se rendit en personnel sur l'habitation Guibert, o se tenait
Desrance ; tous deux, anciens partisans de Rigaud, ils se virent
avec plaisir. Mais la politique et la ruse se trouvaient face face;
Ption se content d'engager le vieil Africain se transporter Lo-
gane, pour causer plus l'aise des affaires actuelles, parce qu'int-
rieurement, il tait certain de trouver Logane le concours de Cang,
dans l'oeuvre de conciliation qu'il mditait.
Dj, l'annonce de l'approche de Ption tait parvenue dans cette
dernire ville : les ttes s'murent. Marion, Mimi Borde, Heurteloup,
Brisson, multres, et Colin, noir, tous alors capitaines dans la garde
national, mais anciens lgionnaires de l'Ouest, qui avaient soutenu
le sige de Jacmel avec Piton, dsertent de la ville le 23 frimaire
(14 dcembre), et se rendent Sarrebourse auprs de Cang : pr-
sage de quelques succs dcisifs !
Marion, l'me de cette dfection, fut nomm adjudant-gnral (1),
et Borde, chef de brigade. Ils concertent avec Cang une tentative
contre la place ; ils prennent la direction des troupes, et, dans la
mme nuit du 23 frimaire, ils y pntrrent sans coup frir, aprs
avoir fait prisonniers les hommes qui occupaient le poste Bineau.
Borde march contre le fort a-Ira. Banglo veut se dfendre. Mais,
lui dit Borde d'une voix de tonnerre, que faites-vous, miserable ?
< Ne voyez-vous pas que vous jouez votre vie pour une cause qui ne
peut tre la vtre ? Banglo reste indcis. Borde escalade le rem-
part; on fraternise. Ds lors plus de communication entire la place
et la mer. La garnison se trouva sans aucun ravitaillement.
XLIV. A la nouvelle de cet vnement, Ption fit inviter de nou-
veau Desrance se transporter Logane. Il laissa Daut la Coupe
avec la 7" et la 10', et, travers le col de la Rivire-Froide, chemin
qu'il avait dj parcouru pendant la guerre contre les colons et pen-
dant celle contre les Anglais, il parvint bientt avec les 4', et 2" demi-
brigades auprs de Cang.
Ption envoya les deux demi-brigades au Camp-Petit, puis au
fort a-Ira, et se rendit Darbonne, ou venait d'arriver Desrance. La
conference eut lieu en presence de Cang, de Marion, de Borde. P-
tion chercha vainement faire comprendre Desrance la ncessit
de se rallier l'autorit du gnral Dessalines. Le mfiant Africain,
jaloux de son commandement en chef, irrit contre Dessalines qui,
disait-il, avait sacrifi la vengeance de Toussaint tant d'innocentes
victims pendant et aprs la guerre civil, qui, au service des Fran-
ais, venait de verser par torrent le sang indigne, ne pouvait se r-
soudre un tel parti. Cang lui-mme, son lieutenant, son conseil et
son ami, dut renoncer lui faire comprendre que le dsaccord entire
les chefs pouvait tout jamais empcher le pays de conqurir son
indpendance.
Ption se spara donc de Desrance, peu satisfait, et, bien que
malade des suites de tant de fatigues, il se rendit au Camp-Petit, don't
il fit augmenter le gabionnage. L vint le joindre le chef de brigade
Grin qui, l'Anse--Veau, sur le point d'tre pendu par ordre du g-
nral Desbureaux, avait d, comme Geffrard, son salut au chef d'es-
cadron Segretier, et qui, aprs avoir chou son bateau au Pec, suivi

(1) Marion (Ignace-Despontereaux), fils de blanc et de ngresse, naquit Sarre-
bourse, prs de Logane, le 2 dcembre 1772. Il mourut gnral de division aux
Cayes, don't il commandait l'arrondissement, le 20 novembre 1831, l'ge de soixante-
un ans. On se souviendra longtemps de son administration intelligence et paternelle.


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LIVRE VII










PETION ET HAITI


de quelques jeunes gens, avait gagn Logane par les montagnes. P-
tion lui ordonna de rorganiser la 3' demi-brigade du Sud, et d'en
prendre le commandement (1).
XLV. Des remparts de a-lra, Geffrard veillait empcher les
Franais de venir par mer ravitailler la place. De son ct, aprs
avoir forc Marion quitter la ville, Laucoste voulut dloger Geffrard :
quatre bombes tombent dans le fort : deux n'clatent point. Fran-
ois Heurteloup les dgorge, la joie de la garnison, et fait faire des
cartouches avec leur contenu. C'tait l un bonheur inespr ; car on
tait sans munitions. La frgate la Franchise, de station devant Lo-
gane, lanait aussi quelques bordes d'artillerie sur le fort. Une petite
barge surtout, commande par le patron Lafleur, noir, et qui faisait
le courier entire Logane et le Port-au-Prince, aprs avoir t dans
ce dernier port annoncer la dtresse de la place, inquitait, par ses
pierriers, la garnison de a-lra. Le 27 frimaire (18 dcembre),
Geffrard, causant avec Grin et Marion, leur montrait les canons qui
garnissaient le fort et dplorait cette disette de munitions qui l'em-
pchait de s'en servir, quand un coup de pierrier, parti de la barge
de Lafleur, vint lui fracasser le bras. Il fut conduit immdiatement
Sarrebourse. Ption donna le commandement Grin. Celui-ci laisse
Sanglaou dans le fort, et vient occuper le rempart du Grand-Bassin,
position intermdiaire entire a-Ira et Petit, o un dbarquement lui
semblait plus prsumable. Mais l'vnement fut contraire ses pr-
visions, car la frgate la Franchise, le brick le Lodi, les golettes la
Nanine et la Tricolore, sous le commandement du capitaine de vais-
seau Jurien (2), charge de troupes, de vivres et de munitions, paru-
rent le 30 frimaire (21 dcembre) devant le fort a-lra et y jetrent
une pluie de boulets. Laucoste fait une sortie et menace de prendre
dos le bataillon de Sanglaou. Grin veut aller soutenir le fort ;
mais le dbarquement est opr, et lui-mme est menac d'tre coup.
Sanglaou, ses movements, le croit dj battu; il vacue son poste
en dsordre. Les Franais se jettent sur nos troupes avec leur fou-
gue ordinaire, et en font un grand carnage; puis, pendant qu'une de
leur colonne se dirige sur la ville avec une parties des vivres, l'autre
continue de pousser Grin la baonnette aux reins dans la direction
du Camp-Petit.
Mais soudain le gnral Ption, quoique malade, se met la tte
du bataillon command par Isidore, rallied les 1" et 2" demi-brigades,
rtablit le combat, refoule les Franais leur tour, leur tue une ving-
taine d'hommes, les rejette dans les bourbiers communs dans ces
parages et s'empare de munitions, de gibernes, de fusils. Ils ne durent
leur salut qu' leurs guides. Rentrs Logane, ils s'y renfermrent.
Ption eut regretter le brave Eugne et huit autres compagnons (3).
Ption revint au Camp-Petit. Le lendemain, il envoya Sanglaou
roccuper le fort a-Ira. Les Franais nanmoins avaient atteint leur
but qui tait de renforcer la place. Le triomphe, qu'en dernier lieu
avait remport Ption, ranima les esprances des indignes. L'enthou-


(1) M. Madiou, t. il, p. 396, tablit que Geffrard avait t le colonel de Grin
pendant la premiere guerre civil. C'est une erreur reliever. Grin tait chef de
brigade, commandant l'arrondissement de l'Anse--Veau. Rigaud lui donna mme le
commandement de la 6e demi-brigade, don't il n'eut pas le temps d'achever la formation.
(2) Aujourd'hui contre-amiral en France.
(3) Notes autographs prcites de Guichard. .P Ption et Jean-Louis Franois
sont passs dans le Sud pour le soulever ; voil le vritable et seul danger :
je pense que notre toile nous en dlivrera. Lettre de Kerverseau Montgiraud.
Las-Cahodas, 5 nivse an xi (26 dcembre 1802).












siasme fut au comble (1). On se ressouvint de l'hroque defense
qu'il avait faite en l'an iv (1796) dans ce mme fort a-Ira contre
les Anglais.
Me sera-t-il permis de placer ici un refrain qu' cette occasion
les socits de danse firent en son honneur ?
Oui, Ption, chappez-nous nan mains yo !
Bonn' nouvelle, oh gnral Ption riv !
Oui, Ption qui t bombard yo ! !
Mes amis z'autes pas tend gnral Geffard bless
Voici peu prs la traduction de ce refrain : Enfin, voil P-
tion, c'est lui qui nous sauvera de la fureur des blancs I Quelle heu-
reuse nouvelle que celle de son retour parmi nous N'est-ce pas
lui qui jadis sut vaincre les Anglais ? Geffrard est avec lui : Savez-
vous que dans l'affaire ce brave Geffrard a t bless ?
Ption, mu des dangers auxquels les combats ritrs qui avaient
lieu aux environs du fort exposaient les femmes et les enfants qui habi-
taient le bourg de a-Ira, les fit vacuer sur l'habitation Sarrebourse (2).
Laissons Geffrard, remis de sa blessure, se jeter avec Jean-Louis
Franois et Moreau-Herne dans la route du Sud, o il va enlever d'as-
saut la ville de l'Anse--Veau, ouvrir les instructions que Dessalines
lui avait donnes et y trouver son lvation au gnralat.
XLVI. Ption avait en parties rempli le but de sa mission ; il avait
russi jeter des troupes dans le Sud. Il ne lui avait manqu pour
couronner son ouvre que d'amener Desrance reconnatre l'autorit
de Dessalines. A cet gard, toutes ses dmarches avaient t infruc-
tueuses. Nanmoins, il avait russi rendre le nom de Dessalines fami-
lier aux insurgs de Logane. Il avait prpar Cang, Marion, Mimi-
Borde accepter la direction de ce gnral. C'tait tout ce qu'il
avait pu faire. Il comptait cependant tenter auprs de Desrance de
nouvelles ngociations, quand il apprit que les camps qu'il avait lais-
ss la Coupe, sous le commandment de Daut, avaient t disper-
ss (3). Sans perdre un seul moment, il se hta de repartir avec Mer-
cier (4) et Damestois (5), deux aides-de-camp qu'il avait attachs
sa personnel.
Aprs avoir ralli le bataillon de la 7* et la 10", Ption ordonna

(1) Kerverseau Montgiraud. Saint-Jean, 18 nivse an xi (8 janvier 1803). c Ption,
comme je vous l'ai marqu, est pass dans le Sud *, o l fait beaucoup de mal.
C'est un homme moyens, reputation et grande influence. Les hommes de
couleur de cette parties le regardent comme leur oracle. On a fait une grande faute
de ne pas le renvoyer en France en mme temps que Rigaud.
(2) Sarrebourse est une habitation sucrire aux portes de Logane : cette habi-
tation, o Cang tenait son quartier-gnral, tait alors une petite ville. Tous ceux
qui taient perscuts Logane vinrent s'y rfugier. On y leva une chapelle o
une dvote, madame Guillaume, dfaut de prtres, apprenait honorer le Sauveur.
Un riche march tait le foyer des transactions.
(3) Ces camps, tablis sur l'habitation Frre, la Coupe et Bussy, furent
enlevs le 25 frimaire (16 dcembre 1802) par le gnral Fressinet, la tte de la
86' demi-brigade. Daut, qui se trouvait en personnel la Coupe, se dfendit avec une
telle intrpidit qu'elle tonna les Franais eux-mmes. Fressinet Rochambeau.
Port-Rpublicain, 26 frimaire an xi (17 dcembre 1802).
(4) Mercier (Casimir) ancien artilleur de la lgion, tait au Cap lors de la prise
d'armes de Ption ; il put s'chapper comme Geffrard, et venir rejoindre son ancien
capitaine. Il mourut au Port-au-Prince, vers 1841. Il tait alors commandant d'artillerie.
(5) Damestois, multre, naquit aux Cayes. Capitaine de la 4e compagnie du centre
au 3' bataillon de la 13* demi-brigade, il avait, pendant la champagne du Nord, su,
par sa bravoure, attirer l'attention de Ption, qui l'attacha son service personnel
aussitt la prise d'armes. Il parvint au grade d'adjudant-gnral, et prit par un
boulet de canon devant Santo-Domingo, le 8 mars 1805.
Logane faisait alors parties du dpartement du Sud.


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LIVRE VII










PETION ET HAITI


de marcher sur l'Arcahaye. Il descendit des hauteurs de la Coupe,
par l'habitation Turgeau, rabattit par celle de Drouillard, aprs avoir
contourn le Port-au-Prince ; et, pregnant le chemin de Simonette,
par un beau clair de lune, sans que les Franais pussent se douter de
rien, il arriva au fort Cabaret-du-Boucassin, dans les derniers jours
de dcembre.
XLVII. Larose, tout puissant l'Arcahaye, depuis la fin dplo-
rable de Lamartinire, matre des Vases et du Boucassin, s'tait aven-
tur mme avec du canon jusque dans la plaine du Cul-de-Sac, sur
l'habitation Sibert. C'tait un de ces multres sans intelligence comme
sans peur. Invariablement attach la cause de Toussaint, il savait
la part que Dessalines avait prise son arrestation ; la conduite
du mme gnral l'gard de Charles Belair n'avait pas t propre
effacer ses ressentiments. Aussi avait-il refus Dessalines de faire
aucune diversion en sa faveur, lors de ses diverse tentatives contre
Saint-Marc. Du reste, la tte de la 3' demi-brigade, don't il avait port
le chiffre prs de 2,000 hommes, et des dbris de la 8, il se croyait
appel comme Desrance Logane, Sans-Souci et Petit-Nol au Don-
don, au commandement supreme du pays. Despote, il tait aussi actif,
aussi brave, aussi mfiant, aussi rus que ceux qu'il avait l'audace
d'appeler ses comptiteurs.
XLVIII. Tel tait l'homme que Ption esprait rallier la cause
qu'il avait embrasse. Il lui fit donc demander la permission de faire
reposer ses troupes au bourg de l'Arcahaye. La 7" et la 10, onze
heures du matin, se formrent en bataille sur la place d'armes.
Ption, avec Daut et d'autres officers, alla visiter Larose. Il lui parla
des cruauts qu'avaient exerces et qu'exeraient encore les Fran-
ais contre les habitants du pays. Ce sont ces cruauts, lui dit-il,
qui ont dcid le gnral Dessalines et moi prendre les arms.
La seule chose que je regrette dans un moment o nous avons tous
besoin de ne former qu'un faisceau, c'est de voir chacun se livrer
son impulsion personnelle. Desrance prtend au commandement
supreme. Sans-Souci, Petit-Nol n'imitent que trop cet example
pernicieux. Rallions-nous donc autour de Dessalines. N'est-il pas
le plus ancien gnral de l'arme ? N'est-il pas le plus capable de
diriger les masses la conqute de notre indpendance ? Je vous
engage, au nom du salut commun, reconnatre son autorit : c'est
dans votre intrt, c'est dans le ntre tous.
Larose se leva, bouillant de colre. Jamais, dit-il, je ne consen-
tirai obir Dessalines, cet instrument des blancs, ce bourreau
de ses frres. Le sang de Belair ne crie-t-il pas vengeance ? Je m-
prise bien Desrance, mais je prfre cent fois mieux me soumettre
son autorit que d'obir Dessalines. Rien ne m'empche, ajouta-
t-il, de faire jeter vos soldats hors de la ville. >
Vos menaces ne m'pouvantent point, repartit Ption. Igno-
rez-vous que j'ai deux rgiments sous mes ordres ?
Larose alors ne se possda plus. Il fit battre le rappel. Ption sortit
aussitt et donna le mme ordre. Larose lui envoya une sommation
par crit de sortir du territoire de son commandement.
Larose, dans sa colre, venait de faire Ption une position pleine
de gravit. Le sang pouvait inutilement couler grands flots. Dj
la 7' et la 10' courent aux armes et demandent le combat. Daut surtout
tmoigne de son impatience. Mais Ption, par la longue experience
qu'il possde des choses de son pays, content l'ardeur de Daut et
calme le courroux de ses soldats. Ne voyez-vous pas que l'am-
" bition qui gare Larose le perdra bientt ? Peut-il longtemps con-
tinuer le rle qu'ii joue ? Je vous l'annonce, il tombera du haut












de son orgueil sans que personnel d'entre vous ait regretter la
mort d'aucun de ses amis et de ses frres.
XLIX. Ption ordonna en mme temps ses compagnons de sor-
tir par le portail des Vases. Son calme n'avait fait qu'exasprer la fureur
de Larose, qui enjoignit au chef d'escadron Francois Bastien de
se mettre la tte de la cavalerie, de suivre les troupes de Ption
jusqu' la Digue des Matheux, et de faire un example svre du pre-
mier soldat qui se permettrait de toucher aux moindres planta-
tions (1). Ainsi sortaient du bourg de l'Arcahaye la 7' et la 10e, ext-
nues de fatigue et de faim. A tout autre capitaine qu' Ption peut-
tre n'et-il pas t possible de contenir le mcontentement de ces
gens. Mais son influence tait d'autant plus grande qu'il possdait
plus de sang-froid, et que, dans le pril, au milieu des revers, on le
voyait toujours le mme ; c'est pourquoi il jouissait au plus haut
degr de la confiance du soldat.
Il ne fit halte que sur l'habitation Dubourg, et le 26 nivse (16 jan-
vier), il se trouvait aux Vrettes (2). Considrant alors tous les em-
barras que suscitaient la cause de l'indpendance les prtentiens rci-
proques de Sans-Souci dans le Nord, de Desrance Logane, et de
Larose l'Arcahaye, il crut devoir prendre un parti vigoureux pour
y mettre un terme : le 29 nivse (19 janvier), il fit proclamer solen-
nellement Dessalines GENERAL EN CHEF DE L'ARME INDIGNE (3).
Jusqu'alors Dessalines n'avait port que le titre de gnral en
chef de l'arme de Saint-Domingue, titre qui semblait tablir une
confusion avec le chef franais.
L. Dessalines tait la hauteur de cette position que du reste il
occupait dj par le fait. Nul mieux que lui n'et pu fonder l'indpen-
dance de la colonie. Brave dans le combat, tombant dans la mle
avec l'clat et le fracas de la bombe, il avait les passions bouillantes,
le regard pntrant, le bras ferme, la tte intelligence, le ceur violent,
mais parfois gnreux et franc, sanguinaire tour--tour, et dbon-
naire. Tout tait antithse chez lui, comme chez tous les hommes qui
arrivent au pouvoir sans notion intime du just et de l'injuste. Mais,
comme ds l'origine des troubles, il avait compris la tendance des
siens l'isolement africain, il s'tait tudi aux measures nergiques.
Rousseau, je crois, a dit quelque part que le hros est l'ouvrage de
la nature, de la fortune et de lui-mme. Cette definition s'applique
de tout point Dessalines. Sa figure domine toute la priode que je
parcours en ce moment. Aujourd'hui qu'il repose dans la tombe, on
ne doit rappeler ses inconsquences et ses asprits que pour les
viter, les crimes qui souillent les pages de sa vie, que pour en gmir.
L'histoire, dans sa noble impartialit, tout en fletrissant ses mau-


(1) Tous ces details sont tirs de la relation autographe de M. Bazin fils, dj
cite.
(2) Fressinet Brunet. Saint-Marc, 27 nivse an xi (17 janvier 1803). J'ai
< l'honneur de vous prvenir, mon cher gnral, que les brigands se sont rassem-
bls hier aux Vrettes pour, sous les ordres de Clervaux et de Ption, attaquer
< le Mirebalais.
(3) Voici un extrait du rapport de Rochambeau que j'ai dj cite : La dser-
t tion des troupes coloniales devint gnrale depuis le moment o Ption eut pntr
dans le Sud ( Logane), et qu'il eut ranim les esprances de l'ancien part de
Rigaud, don't il tait maintenant le chef. Il runit les multres celui de Dessa-
Slines, avec lequel il faisait cause commune, pour le moment, et agit dsormais avec
lui come son subordonn. Ce fut dans ces circonstances et d'aprs ses insinua-
etions que Dessalines fut reconnu, le 29 nivse, come chef des rvolts, et qu'ils
commencrent ds lors agir avec plus de force et d'ensemble.
Clervaux ne pouvait tre alors avec Ption, occupy qu'il tait la guerre dans
le Nord.


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LIVRE VII










PETION ET HAITI


vaises actions, n'oubliera pas que c'est sous sa direction que nous avons
conquis notre indpendance national (1).
LI. Le gnral en chef songea incontinent subjuguer Larose.
La 4* et la 8" allrent aux Vrettes joindre les 7' et 10" ; des missaires
furent envoys l'Arcahaye pour travailler les esprits. Larose, la
nouvelle de l'approche de Dessalines et de Ption, fit avancer la 3*
et sa cavalerie jusqu' l'habitation Poy-la-Gnrale. Mais toute la
demi-brigade, dj gagne par les agents de Dessalines, entrane
par les officers qui avaient servi sous Lamartinire, abandonnrent
Larose qui ne rentra dans le bourg qu'avec sa cavalerie, forte de prs
de 500 hommes. Ce premier succs enhardit Dessalines, don't le mou-
vement prcipit dtermina bientt la cavalerie, dernier appui de La-
rose, l'abandonner aussi. Dans cette extrmit, ce chef fait embar-
quer la hte ses objets les plus prcieux, et envoie sa femme
Mariani, aux environs de Port-au-Prince, qui tait au pouvoir de Des-
rance. Quant lui, aprs s'tre cach dans le cimetiere pour laisser
l'ennemi le temps d'entrer dans le bourg, il passe par les Crochus
et va se rendre Desrance, accomplissant ainsi la parole qu'il avait
donne Ption (2).
Dj la renomme de Dessalines commenait se rpandre dans
le Sud : la prise de possession de l'Arcahaye vint l'augmenter. C'tait
Ption plus qu' tout autre de ses lieutenants qu'il devait son im-
portance politique. Il le sentait bien, le future empereur I Aussi nul
officer ne possdait alors un plus haut degr son affection et sa
confiance.
A cette poque remote la nomination de Ption au grade de gn-
ral de division commandant le dpartement de l'Ouest de Saint-Do-
mingue.
LII. Ption tablit le sige de son gouvernement l'Arcahaye.
L, se livrant son got particulier pour les sciences et les construc-
tions nautiques, il fit construire des barges et les arma, prparant ainsi
aux indpendants des lments pour la lutte maritime. Bientt, en
effet, sortirent de nos anses des embarcations montes par des hom-
mes dtermins qui ne redoutaient pas d'attaquer de gros navires.
LIII. Ce qui, surtout dans les circonstances actuelles, rendait
Ption plus cher Dessalines, ce sont ses connaissances en gnie
militaire : l'ancien lve de l'artillerie royale de Port-au-Prince, des
capitaines Jumcourt et Lamothe, aprs avoir, dans le pays mis en
pratique les savantes leons de ses matres, s'tait appliqu tout parti-
culirement, Paris, la fortification, en mme temps qu'au tir.
Or, Dessalines, l'poque o nous sommes, voulait faire de Mar-
chand le boulevard de l'indpendance national. Il y avait fait dj
commencer plusieurs forteresses : Innocent, du nom de son fils, Cul-
bultez, Fin-du-Monde ; ces dernires denominations dnotent suffi-
samment l'hroque pense qui prsida ces travaux. Ption se ren-
dait souvent Marchand pour en rectifier les plans ; enfin, il dressa
lui-mme celui du fort de la Source, ainsi appel du nom d'une fon-

(1) Dessalines I Son nom est un pouvantail pour tout ce qui respire Saint-
Domingue. Il est naturellement emport, son humeur est brusque et son abord
pnible ; il a, malgr sa civilisation, conserve un air sauvage qui repousse. Sous
" des dehors grossiers, il ne manque ni de finesse ni de pntration. Un tat violent
semble convenir sa manire d'tre. Ce portrait est tir des notes du gnral
Pamphile de Lacroix.
(2) Desrance donna Larose une habitation dans les montagnes de la Selle,
o il vcut inactif. Il ne reparut sur la scne qu'en messidor (juillet 1803), au retour
de Dessalines des Cayes. Ption obtint pour lui du gnral en chef le commandement
de la 8' don't il avait t chef de bataillon. il est regretter que Dessalines n'ait
pas toujours su procder de cette manire.


64










LIVRE VII


taine naturelle, aux abords de laquelle ce fort se trouve situ. La
Source, au dire de quelques artilleurs avec lesquels je l'ai visite, est
un vritable monument de l'art. Ption en lvera d'autres encore
dans l'ouest proprement dit.
LIV. Rochambeau, don't le canon de Leipzig a, trop honorable-
ment pour lui, dbarrass l'humanit, venant du Port-au-Prince, tait
dbarqu au Cap ds le 26 brumaire (17 novembre), pour recueillir
la succession politique de Leclerc. Quoiqu'avec de nouveaux renforts
arrivs de la France il et fait reprendre le Fort-Libert sur Tous-
saint-Brave et le Port-de-Paix sur Capois, il ne voyait pas avec moins
de rage les rnes de la colonie prtes chapper la mtropole.
Ce Rochambeau, fils du marchal du mme nom, connu pour avoir
fait la guerre de l'indpendance des Etats-Unis, tait un tre hors de
l'humanit pour la perversit du ceur : Presqu'abruti par des d-
bauches de tout genre, continues encore l'ge de cinquante ans, sans
caractre, sans dignit, sans dcence, domin par des intrigants et des
femmes avilies, incapable d'aucune application, agissant toujours par
caprice, sans motif et sans but : tel tait le gnral Rochambeau, >
dit M. Lenoir.
Quoique combl des bonts du gnral Leclerc, ajoute l'ancien
a secrtaire gnral du gouvernement, il s'tait souvent exprim avec
< peu de respect sur son compete. Il avait critiqu ouvertement toutes
ses operations. Il lui avait mme dsobi quelquefois. A peine fut-il
c au pouvoir, qu'il signal sa haine contre son prdcesseur, en fai-
< sant prcisment le contraire de ce que celui-ci avait fait.
Les noirs et les hommes de couleur qui taient rests dans les
villes furent, de toutes parts, noys par milliers. La dnonciation
la plus vague et souvent le seul espoir de quelques dpouilles suffi-
saient pour faire pendre une famille entire.
Ce sombre portrait reste nanmoins au-dessous de la vrit : Ro-
chambeau n'tait pas seulement abruti ; il n'agissait pas sans motif
et sans but, ce qui supposerait une alination mental, chose trop
honorable pour lui; au contraire, tout tait chez lui profondment
mdit, savamment combin et fermement dirig, pour arriver ce
mme rtablissement de l'esclavage devant lequel Leclerc avait recul,
pris de dgot et obissant la loi de sa conscience. On le vit mme,
mais vainement, demander au gouvernement un dcret formel ce
sujet (1). C'est pourquoi aucun supplice ne lui parut trop horrible
pour anantir tout ce qui pouvait etre un obstacle l'normit du
plan qu'il poursuivait: les fusillades, les noyades, les pendaisons
n'avaient jusque-l servi qu' faire dserter les plantations et refluer
les cultivateurs dans nos inaccessibles montagnes pour se drober
la mort qui se prsentait eux sous toutes les formes.
Rochambeau imagine alors un dernier moyen pour traquer les
ntres jusque dans ces mmes montagnes. Il fit venir de Cuba des
chiens anthropophages. Le gnral Noailles conduisit l'importation
de ces dignes auxiliaires du tigre face humaine, et Boyer, plus tard,
leur donnait pour pture les indignes qu'on prenait dans les com-

(1) Rochambeau au ministry. Port-au-Prince, 24 germinal an xi (14 avril 1803).
L'esclavage doit tre de nouveau proclam dans ces parages, et le Code noir rendu
beaucoup plus svre. Je pense mme que, pour un temps, les matres doivent
avoir droit de vie et de mort sur leurs esclaves.
Le renvoi de Toussaint, de Rigaud, de Pinchinat, Martial-Besse, Pascal, Belle-
garde, etc., ferait un trs bon effet ici. Je les y ferais pendre avec le plus grand
< appareil.
C'est Boyer-le-Chien qui tait porteur de cette dpche. Ce digne acolyte de
Rochambeau-le-Cruel ne reparut plus dans la colonie.


1802










PETION ET HAITI


bats ou don't on suspectait la fidlit. Au milieu d'un cirque lev
dans l'ancien couvent des Religieuses, prs de la Fossette, on vit sou-
vent ces animaux rassasis, dgots de leurs affreux festins, d-
tourner un regard blas des restes palpitants du carnage !
O gnie de Carrier Rochambeau t'a surpass (1) !
LV. Mais coutons Rochambeau lui-mme dans son language cy-
nique comme le crime don't il aiguise le glaive, froid comme la mort
don't il est l'augure : Depuis longtemps, dit-il dans le rapport dj
cit, on conseillait au gnral en chef de faire usage du moyen qui
avait russi compltement aux Anglais dans la guerre qu'ils firent
la Jamaque aux ngres des Montagnes.Bleues. Il essaie donc de
faire usage de ce nouveau genre de recrues : il achte une grande
quantit de chiens Cuba, les fait venir grands frais Saint-
Domingue (2). On les essaie une ou deux fois dans les combats.
Ils ne servent rien, ne mordent personnel, et on ne s'en sert plus
l'avenir, parce qu'on s'tait assure de leur inutilit parfaite devant
l'ennemi portant une arme feu.
Il est assez trange qu'on ait employ les lphants aux Indes
orientales pour y dtruire l'espce humaine, et que ce sont les
chiens aux Indes occidentales qui avaient t destins au mme
< usage.
Voyez, travers le suaire don't Rochambeau veut couvrir la colo-
nie, cette pudique precaution de ne parler de lui-mme qu' la troi-
sime personnel : ce n'est pas Rochambeau qu'on conseille le crime, -
comme si on avait besoin de le lui onseiller, c'est au gnral en
chef : homo duplex Pascal a raison de dire que l'hypocrisie est un
hommage rendu la vertu.
LVI. Mais d'accord que les chiens reculassent devant les armes
feu : leur donnait-on moins de prisonniers dvorer ?
Au Cap seulement, dit M. Dat, il y avait deux cents de ces do-
gues; quatre Espagnols taient prposs leur garde. Pierre-le-
Cruel ou Boyer avait probablement demand les avoir chez lui:
on dit que, pour voir leur apptit, il commena par leur donner
manger son petit domestique. Les chiens empchaient presque
toute la ville de dormir. Ils furent ports la Fossette ; on les nour-
rissait de chair humaine (3).
Ce nouveau genre de mort, vient ajouter le gnral Pamphile (4),
don't la pense glace d'pouvante l'Europen le plus insensible, fit
peu d'impression sur les noirs ; ils se virent dchirer et mettre en
pieces avec la mme resignation qu'ils montraient l'aspect des
autres supplices.

(1) Rochambeau fut confirm dans le grade de capitaine-gnral, le 13 nivse
an xi (3 janvier 1803), par le premier consul. Ce fut, par malheur, trop tardivement,
le 18 frimaire an xn (10 dcembre 1803), que le premier consul, renseign sur sa
cruaut par les rapports de Pamphile de Lacroix, lui ordonna de venir rendre compete
de sa conduit, en dsignant, pour le remplacer Clauzel, qu'il pensait encore dans
la colonie *. Cet acte de rappel ne put parvenir L se destination, parce que Rocham-
beau avait vacu le Cap ds le 6 frimaire an xIi (28 novembre 1803).
(2) Chacun de ces dogues, connus sous le nom d'assassins, rendu Saint-
Domingue, revenait au gouvernement 10 portugaises, 660 francs d'alors, tant aussi
la dilapidation tait effrayante. Notes de M. Lenoir.
(3) Mmoires indits de M. Dat, ancien pourvoyeur de l'arme de Saint-
Domingue, communiqus par lui-mme.
(4) Ce gnral, dgot de servir sous Rochambeau, demand un cong d'inva-
lidit et partit pour la France, le 30 ventse an xi (21 mars 1803).
Clauzel, ainsi que Thouvenot, aprs avoir longtemps gmi de l'incapacit et
de la mchancet de Rochambeau, avaient form le project de l'embarquer pour la
France. Ce project fut vent ; Clauzel et Thouvenot furent eux-mmes renvoys en
France. Rochambeau au premier consul. Cap, 26 thermidor an xi (14 aot 1803).












Un guide du gnral Boyer (1), livr ce supplice, tait le pre-
mier agacer les chiens, et tout en criant avec un accent modern :
mange donc, il leur prsentait lui-mme sucer ses membres d-
chirs (2).
A quelque temps de l, Brunet crivait Leclerc : Le ngre que
j'ai fait pendre ici, il y a deux jours, a dit, en montant la potence :
Qu'il allait finir, mais que tant qu'il y aurait un ngre dans la colonie,
les blancs n'y seraient pas tranquilles (3).
Ainsi doivent mourir ceux qui succombent pour la libert, la r-
signation dans le cour, l'hrosme dans le regard, la foi dans la jus-
tice divine !
Que je rapporte une fois la mort si douloureuse de Morpas : Il
avait suivi, dit le gnral Pamphile de Lacroix, l'vacuation du
gnral Brunet, sans avoir assez de pntration pour discerner que
la guerre de Saint-Domingue n'tait plus une guerre d'opinion,
mais de couleur.
A son arrive au Cap, il ne tarda pas sans doute se repen-
tir de son obissance, puisqu'il reut l'ordre de rester bord. Mor-
pas tait de tous les gnraux noirs celui qui avait le plus de fiert
dans le caractre. Il avait rempli la colonie du credit de sa bra-
voure et de celui de son corps : il et t le plus dangereux de nos
ennemis s'il avait pris parti contre nous.
La vue des cadavres flottants dans la rade du Cap dut lui don-
ner de tristes pressentiments sur la fin qui l'attendait. Il n'en affect
pas moins la plus grande scurit. On le transfra plusieurs fois
d'un btiment un autre, sans qu'il fit paratre la moindre mo-
< tion. Quoique ses penses dussent lui presenter une agonie dans
chacune de ses translations, son nergie fut toujours assez forte
pour lui permettre de cacher ses inquitudes. Enfin, lorsque l'en-
seigne de vaisseau Tombarel, commandant la golette l'Amiti,
vint lui signifier l'ordre qu'il avait de le jeter la mer, il lui dit
avec une assurance et une dignit mles de ddain: Faites votre
honorable devoir ; j'ai prpar depuis longtemps ma femme et tout
ce qui m'entoure la mort. Un de ses officers se prcipite aus-
sitt dans les flots ; mais sa femme et lui s'y firent jeter sans faire
la moindre resistance, sans pousser la moindre plainte (4).
Partout donc, et quel que soit le genre du supplice, le mme cou-
rage se dploie pour l'affronter !
Cependant, le ciel vengeur, indign de tant de forfaits, continue
prter nos armes l'appui de son concours : la peste, qui avait com-
menc se faire sentir la fin de prairial (juin), tendit ses ravages
avec une intensity telle que les Franais durent renoncer rendre les
derniers devoirs aux morts. Des tombereaux faisaient minuit leur
ronde lugubre pour ramasser les cadavres qu'on dposait cette heure
aux portes des maisons.

(1) Qu'on se garde de confondre Pierre-le-Cruel ou Boyer-le-Chien, que les
soldats franais, toujours intelligent et gnreux quand ils sont livrs eux-mmes,
avaient baptis de la dernire pithte, avec Jacques Boy, l'ancien officer de la
Lgion de l'Ouest qui, la mme poque, se trouvait au Cap.
(2) Notes manuscrites dj cities.
(3) Plaisance, 11 fructidor an x (29 aot 1802).
(4) Ce cruel vnement eut lieu pendant la nuit, au commencement de frimaire
an x (novembre 1802). Marc Coup, multre, ancien aide-de-camp de Toussaint,
prit la mme nuit et de la mme manire. Le capitaine Jean-Pierre Boyer, depuis
president d'Haiti, ne dut la vie qu' sa precaution d'avoir t, la faveur des
tnbres, se cacher vers la poulaine du vaisseau le Duguay-Trouin, o se passa
cet horrible drame. Jacques Boy, sous-chef de l'tat-major, le prit le lendemain
sous sa protection.


1802


LIVRE VII










(18 PETION ET HAITI

Eh qui croirait tant de vertu ? Pendant que les excutions se
multipliaient sous toutes les formes, on voyait les mres, les femmes,
les filles des victims, prodiguer leurs soins ces mmes blancs pes-
tifrs, auteurs des maux de leur pays, tant la charit est puissante
sous le ciel des Antilles !
LVII. Mais pendant que Rochambeau se livrait au Cap la per-
ptration de toutes les horreurs, les vnements de l'Arcahaye, de
Logane et de l'Anse--Veau, faisaient trembler tous les blancs au
Port-au-Prince. Rochambeau s'embarqua donc le 23 ventse (14 mars)
et, le 29 (20), il tait dans cette dernire ville. Il envoya presqu'aussi-
tt quelques btiments canonner l'Arcahaye. C'tait le prlude d'une
attaque plus srieuse. En effet, le 8 floral (28 avril), pendant que quel-
ques troupes, sorties du Port-au-Prince, s'avancent a travers la cam-
pagne, le vaisseau le Duguay-Trouin, la corvette la Malicieuse, les
golettes le Courrier et le Dpartement du Nord, sous le commande-
ment du capitaine de vaisseau Lhermite, viennent s'embosser devant
le port, et commencent sillonner le rivage de boulets et de mitraille.
La 3' demi-brigade, don't Dessalines avait donn le commande-
ment Gilles-Pierre, vint s'abriter derrire les remparts que Ption
avait fait lever le long de la plage. La canonnade dura trois jours.
On avait bien de l'artillerie pour rpondre. Mais la poudre man-
quait. Ption ordonna aux soldats de vider leurs sacs, et de lui remet-
tre la moiti de leurs cartouches. Toute la poudre runie par ce moyen
ne produisit que deux charges de canon I Le gnral qui pesait tou-
jours ses actions, bien que certain d'endommager la flotille, fit reprendre
chacun ses cartouches, sacrifiant de cette manire son orgueil indi-
viduel aux provisions de l'avenir (1).
Il avait envoy contre la colonne qui s'avanait par terre le 1"
bataillon de la 3' command par Louis-Lerebours avec quelque cava-
lerie. Une lgre fusillade s'engagea au poste de la Source-Puante ;
la colonne fut mise en droute et regagna le Port-au-Prince.
Bon nombre de matelots, protgs par l'artillerie de la flottille,
s'taient rpandus dans les environs de la place, et avaient dtruit
plusieurs chantiers de construction ; ils avaient incendi surtout une
barge de 40 pieds de long, prte tre lance (2). Ces matelots rejoi-
gnaient leurs navires pour regagner le Port-au-Prince quand, le vent chan-
geant tout--coup, ils reurent la dernire vole de mitraille qui tait des-
tine au bourg. La Providence avait pris soin de venger Ption de
l'impuissance o l'avait mis la pnurie de ses moyens dfensifs. Il
n'avait perdu qu'un seul homme durant toute la canonnade.
Dessalines vint quelques jours aprs l'Arcahaye. Il s'tonna que
Ption se ft dcid rester dans la place pendant la canonnade, au
lieu de gagner les montagnes. Mais, celui-ci savait qu'abandonner
son enceinte c'tait la livrer l'ennemi, et qu'il lui et fallu plus tard
venir l'en chasser. Ption, d'ailleurs, ne put jamais se faire la guerre
de fuite et d'attaque soudaine (3).
Portons nos regards vers l'le de la Tortue : cette le, situe en
face et sept lieues du Port-de-Paix, est le berceau de la colonisa-
tion franaise. C'est l que vinrent se grouper les boucaniers et les
flibustiers, pour conqurir la terre ferme. Un bourg, celui de la Basse-
Terre, s'y eleva plus tard, et acquit assez d'importance pour avoir une
municipalit. Un fort rgulier protgeait ce bourg. La salubrit du

(1) Notes autographs de M. Bazin, dj cities.
(2) Rapport du gnral Thouvenot au ministry, du Port-au-Prince, 20 floral an x
(10 mai 1803).
(3) Notes susdites de M. Bazin.












climate avait fait tablir dans l'le plusieurs vastes hpitaux, o se trou-
vaient plus de 7,000 malades ou convalescents ; d'immenses maga-
sins pourvoyaient aux besoins gnraux. La population noire tait
l, adonne agriculture et aussi svrement traite que s'il n'et
jamais t question de libert. Capois (1) prend la resolution d'en
incendier les tablissements, et de dlivrer ses frres. Il fait cons-
truire au Carrerouge, prs de Saint-Louis, plusieurs radeaux. Ces
radeaux, months par 150 hommes de la 9', sous les ordres du chef de
bataillon Vincent-Louis, remorqus par deux barges, prennent la mer
dans la nuit du 28 au 29 pluvise (17 au 18 fvrier) (2), atterrissent
la Pointe-,Palmiste, o le gnral Pamphile Lacroix, commandant
de l'le, avait son quartier-gnral. La maison de ce gnral est cerne
et force ; son frre et ses gens sont tus ; lui-mme chappe par mi-
racle cette bagarre et gagne les bois. L'incendie clate sur plusieurs
points ; l'alarme est gnrale ; habitants, soldats malades, tous gra-
vissent les mornes ou se prcipitent dans les ravins. On en fait un
affreux carnage. L'adjudant-commandant Ramel, chapp au milieu
du tumulte, par le plus grand des hasards, gagne une embarcation,
et porte au Cap la nouvelle du dsastre. Au jour, l'adjudant-comman-
dant Boscus rallia une centaine d'habitants, quelques hommes de la 3"
lgre, et campa sur l'habitation Roubaix. Rochambeau expdia le
vaisseau le Duquesne, quelques btiments lgers avec trois cents
hommes, des armes et des munitions. Nanmoins, le magasin gn-
ral tait incendi ; la perte montait plus de douze cent mille
francs (3). Plus de six cents indignes avaient pu gagner la Grande-
Terre (4), grce la tmrit de Capois. Pamphile ne sortit de sa
retraite qu' l'arrive des secours.
LVIII. Partout enfin l'euvre de la dlivrance marchait grands
pas. Dans l'ouest, c'est Lamarre (5), capitaine de la garde national
du Petit-Gove, qui conoit le noble project de chasser les Franais
de cette ville. Un seul homme tait dans sa confidence, c'tait le ser-
gent Frmont, mort depuis gnral de division.

(1) Capois (Franois), alors connu sous le nom de Capouet, naquit sur l'habi-
tation Lavaux, prs le Port-de-Paix ; capitaine au 3' bataillon de la 9' demi-brigade *,
il donna sa dmission l'arrive des Franais, sous prtexte de reprendre les travaux
de l'agriculture. Il fut un des premiers prendre les armes pour l'indpendance de
son pays. Ce soldat valeureux fut tu aux Fosss-de-Limonnde, par ordre de Dessa-
lines, et sur les instigations de Christophe.
(2) M. Madiou, t. n, p. 401, dit tort dans la nuit du 6 au 7 janvier. Voyez
le rapport du gnral Boyer, du 4 ventse an xi (23 fvrier 1803). Ministre de la
guerre de France.
(3) Procs-verbal du commissaire Bondurand.
(4) Lettre de Dessalines Geffrard. Arcahaye, 29 floral an xi (19 mai 1803).
(5) Lamarre (Andr-Juste-Borno) naquit au Fonds-Parisien, dpendance de la
Croix-des-Bouquets, le 15 janvier 1775. Il commena servir dans la gendarmerie de
sa paroisse, sous les ordres de Marc-Borno, son parent ; il y parvint au grade de
marchal-des-logis. Bientt il passa dans la cavalerieede la Lgion-de-l'Ouest, au
rang de sous-lieutenant. Ami de Borgella et de David-Troy, il abandonna Logane
avec ces deux officers, pour prendre du service aux Cayes. Aprs la guerre civil
du Sud, il fut dgrad et plac comme simple fusilier dans la 4' demi-brigade du
Nord. Au moment o Toussaint, pressentant l'arrive de l'escadre franaise, ror-
ganisa ses troupes, Lamarre passa, toujours comme simple fusilier, dans la garden
d'honneur. Il se trouvait au Port-au-Prince quand Boudet enleva cette place. Mcontent
de Toussaint don't il n'avait pu approuver la politique cruelle, il abandonna, come
beaucoup d'autres, la garde pendant sa retraite sur la Croix-des-Bouquets, et vint
au Petit-GoAve o commandait Delpech, multre. A la soumission de cette dernire
ville, Lamarre fut nomm capitaine de la garde national. Nomm par Dessalines
chef de la 24- demi-brigade, 11 devint plus tard gnral de brigade, et enfin gnral
de division. Il prit d'un boulet de canon, au Mle Saint-Nicolas, le 16 juillet 1810, a
l'ge de trente-cinq ans et demi.
Contrle nominatif des officers de la 9e demi-brigade. Ministre de la guerre
de France.


1803


LIVRE VII









PETION ET HAITI


Le 26 ventse an xi (17 mars 1803), cinq heures de l'aprs-
midi, la garnison, suivant l'habitude, se trouvait en bataille dans la
Grande-Rue, vis--vis du Grand-Fort, soit que Delpech et eu vent
du project de Lamarre, soit qu'il en et reu l'ordre du Port-au-Prince,
il ordonna aux troupes blanches d'entrer dans le fort et d'en enle-
ver les munitions. Lamarre redoute quelque perfidie. Abordant prci-
pitamment ses frres : Ngres et multres, voulez-vous tre libres ?
leur dit-il. Mais coutons-le rendre lui-mme compete des circons-
tances de cet vnement dans une lettre qu'il adressa le 27 ventse
(18 mars) Desrance: A ces mots: VoulezIvous tre libres ? ils
m'ont tous rpondu: Nous prfrons la mort plutt que de nous
voir ravir cette chre libert. Alors nous nous sommes de suite
< empars du fort ; et, dirigeant nos canons et nos fusils sur les scl-
c rats, ils s'enfuirent tous bord de la Franchise. Je ne perdis pas
de temps, je fis mettre une pice de 18 dans une des embrasures,
et je forai la frgate quitter la rade. Voici, citoyen gnral, le
c rapport que je vous devais sur la prise de cette ville. Le courage
c de nos frres noirs et rouges a t au-dessus de tout loge. Nous
avons en notre possession de six sept milliers de poudre, tant
en cartouches qu en gargousses de tout calibre, une piece de 4, un
obusier en bronze, et diverse pieces de 8, 18 et 24. Je crois que
d'aprs un pareil dveloppement, la ville de Logane ne tiendra
pas longtemps. Faites-moi l'amiti de me rpondre. Je suis avec
fraternity. (Sign) Lamarre (1).
Lamarre fit appeler Cang qui se trouvait sur l'habitation Valeux,
aux Fourques. Cang accourut. Il nomma Giles Bambara, chef de bri-
gade, commandant de l'arrondissement, et Lamarre, chef de bataillon,
commandant de la place.
Rochambeau envoie contre le Petit-Gove deux btiments char-
gs de troupes. Ces btirients s'embossent le 10 germinal (31 mars);
et sous la protection de leurs canons, depuis dix heures du matin
jusqu' cinq heures du soir, ils tentent vainement de dbarquer. Le
canon de la place les contraint reprendre le large (2). Pendant cette
canonnade, Frmont lisait, tendu sur un quatre-piquets, espce de
lit de camp. Lamarre, succombant la fatigue, le prie de lui cder sa
place et prend le livre. A peine commenait-il lire son tour qu'on
vient l'appeler. Il se lve en grommelant, laissant le livre ouvert sur
le lit. Il tait tout au plus deux pas, quand un boulet tombe sur le
livre, le broie et fait voler la natte du quatre-piquets. Singulire
destine Lamarre, miraculeusement sauv aujourd'hui, prira pour-
tant par un boulet.
LIX. Rochambeau n'tait pas homme cder devant Lamarre. Il
embarque huit cents hommes de ses meilleures troupes sur le vaisseau
le Duguay-Trouin, la frgate l'Union, un cutter, deux golettes et deux
chaloupes. Nterwood, jeune Polonais, commandant de sa garde d'hon-
neur, dirige l'expdition : il emmne avec lui comme auxiliaire une
meute de chiens. Le 18 germinal (8 avril) au jour, parut cette exp-
dition. Lamarre calcule le danger avec sang-froid. Il voit l'impos-
sibilit de dfendre la ville. Il fait transporter toutes les munitions
au Fort-Libert, situ sur les hauteurs et fait incendier la place. N-
terwood opre son dbarquement au milieu de l'incendie. Plein d'ar-
deur, il divise incontinent ses colonnes et gravit le morne que domine
le Fort-Libert. Ce n'est que quand il est parvenu au pied du fort que

(1) Lettre autographe.
(2) Le chef de brigade Giles, commandant les arrondissements des Grand et Petit
Goaves, au gnral Lamour-Desrance, du 11 germinal an xi (1" avril 1803).











Lamarre l'accueille par une dcharge d'artillerie et de mousqueterie.
Les premiers pelotons sont renverss. Nterwood ordonne toujours
d'avancer. Mais le commandant Masson qui occupait le poste de
Chabannes, et Romain qui dfendait celui du Borne-Soldat, situs
tous deux aux deux extrmits de la ville, arrivent au pas de charge ;
les Franais se trouvent au milieu d'un feu crois. Lamarre et Robert-
Desmarattes s'lancent des remparts. Nterwood tombe mortellement
bless. Les Franais, vaincus, laissent dans un ravin, gauche du
fort, leurs morts et leurs mourants. Pour ajouter l'horreur du ta-
bleau, les dogues qu'on avait destins une boucherie d'hommes,
perdus, courent a et l en poussant de lugubres hurlements. La-
marre fit plus de cent prisonniers. Les Franais s'taient replis
dans la ville. Le 20 germinal (10 avril), comme pour se venger de
leur honteuse dfaite, ils portrent une main sacrilge sur l'arbre de
la libert au pied duquel reposait Renaud-Desruisseaux et l'abattirent.
Ils se rembarqurent ensuite (1).
Les succs de nos armes taient vidents. Mais au moment mme
o l'arbre de la libert repoussait par ses racines, s'teignit triste-
ment en France l'homme qui, bord du vaisseau le Hros, avait prdit
l'impossibilit du retour de l'esclavage et le triomphe de nos droits.
LX. Toussaint-L'Ouverture (2), arriv Brest le 23 messidor
an x (12 juillet 1802), fut dbarqu Landerneau le 25 thermidor
(13 aot). Dirig sur la Franche-Comt, il fut dpos le 5 fructidor
(23 aot) au chateau de Joux, comme prisonnier d'Etat. Le premier
consul lui envoya d'abord le gnral Cafarelli avec la mission de lui
arracher laveu de ses connivences avec les Anglais, et surtout des
dtails sur les trsors qu'on supposait avoir t enfouis par lui. Tous-
saint ne rpondit que ce qu'il voulut aux premires questions. Rela-
tivement aux trsors, don't l'imagination, avide de merveilleux, portait
la some des chiffres fabuleux, il dclara dans plusieurs conferences
< qu'il n'avait rien enfoui; que par la vigueur et l'conomie de son
administration, il avait fait entrer dans la caisse particulire du
< Port-au-Prince trois millions six cent mille francs ; dans la caisse
< roulante deux cent mille francs; sept cent mille dans celle de Lo-
gane; un million sept cent mille dans celles de Jacmel et de Jr-
mie ; neuf cent mille dans celle du Cap ; dans celle des Gonaves,
cent mille francs; enfin dans la caisse particulire de Santo-Domin-
go, huit cent mille francs, et cent mille dans la caisse roulante (3).
Quant lui, sa fortune pcuniaire personnelle ne s'levait qu'
a deux cent cinquante mille francs qu'il perdit Bayennet dans sa
lutte contre le gnral Leclerc (4).
Ces dclarations que je crois sincres, ritres Carafelli vingt
fois dans sept conferences, ne purent convaincre ce gnral non plus
que le premier consul. Ceci ne doit pas tonner : la vie de Toussaint
n'avait t qu'une longue dissimulation. Nul n'avait foi en lui : mal-

(1) Lettre prcite du chef de brigade Giles Lamour-Desrance, 11 germinal an xi
(1.r avril 1803).
(2) On a d remarquer que, contrairement d'autres et Toussaint lui-mme,
j'cris L'Ouverture avec l'apostrophe.
J'ai cru devoir crire ce surnom comme on crit L'Africain, en parlant de Scipion.
Je n'ai pas t aussi scrupuleux l'gard de Lamour, Larose, Lafrance, Domage,
parce que ces substantifs, une fois passes l'tat de noms propres, me semblent
devoir rester dans leur contraction orthographique.
(3) II n'est point question ici de la ville des Cayes ; cependant, dans ses Mmoires,
p. 30, il accuse pour cette ville une some de trois millions.
(4) Toussaint, dans le document d'o j'extrais ces details, accuse Christophe
de s'tre appropri une parties de cette some Bayonnet o elle avait t transporte
lors de la retraite du Cap.


1803


LIVRE VII








PETION ET HAITI


heur inevitable pour ceux qui, au lieu de marcher dans le droit sentier
de la vrit, suivent des voies obliques. C'est la suite de ces conf-
rences qu'il remit Carafelli le petit mmoire que j'ai dit (1). Ce
mmoire fut prsent au premier consul qui n y eut aucun gard.
Alors arrivaient de Saint-Domingue les nouvelles les plus dsastreuses :
l'arme franaise y tait dcime par le fer et la peste. Bien que
Toussaint ft tranger ces nouveaux vnements, l'aigreur contre
lui n'en tait pas moins violent. Rochambeau fut la cause de l'aggra-
vation de sa position par une dpche o ce gnral engage le minis-
tre faire pendre Toussaint, comme l'auteur de tous les maux de la
colonie. On crut donc devoir agir avec plus de svrit, disons mme,
avec plus d'iniquit contre le pauvre captif. On lui fit enlever sa mon-
tre et mettre dans sa casemate une mauvaise horloge de champagne.
Il commenait se trouver en haillons, on lui fit donner de gros sou-
liers, un chapeau de paille, et un habillement comme en portent les
risonniers vulgaires. On ordonna de lui refuser le titre de gnral.
Enfin, spar de Mars Plaisir, son domestique, son unique ami, il fut
dfinitivement plong dans un affreux cachot, o les seules voix com-
patissantes qui arrivrent jusqu' lui furent celles de Martial-Besse,
qui avait bien voulu transcrire ses mmoires, et de Rigaud qui il
avait fait une guerre si injuste.
Touchant spectacle que celui de ces deux multres qui, oublieux
du mal que Toussaint avait fait leur caste et aux noirs eux-mmes,
lui envoient tout bas le pardon du pass et lui experiment tout haut
leurs sympathies Et quel noble enseignement ne ressort-il pas sur-
tout de la conduite de Rigaud dans cette circonstance Cet homme,
qui avait hautement vant les qualits de Toussaint, qui avait cherch
s'en faire un frre, et qui n'avait rencontr en lui qu'un ennemi impla-
cable, ce mme homme, Rigaud, faire les premiers pas, tendre son an-
cien rival, travers la grille des cachots, la main de reconciliation La
grandeur de ce procd ne doit-elle pas confondre les noirs et les multres
dans un mutuel et indissoluble amour ? Oh loin de nous pour jamais
le tintement des cloches, le mugissement des lambis, ces provocateurs de
colres, aussi vaines et striles que funestes notre prosprit!
La rigueur de la squestration de Toussaint lui causa des enflures
aux jambes. Le mdecin qui le visitait signal ces symptmes mor-
bides ; cela suffit pour lui faire enlever ce mdecin. La maladie empire
pendant l'hiver; alors on lui voulut donner un confesseur. Mais cet
home trange, qui avait pass toute sa vie prier, se confessed,
communier, qui forait son entourage et ses soldats s'astreindre aux
mmes pratiques, refusa, son heure supreme, les consolations de
l'Eglise (2) ; dernier trait de rapprochement avec Cromwell, qu'il semble
avoir gard jusqu' sa mort pour modle de ses actions politiques et reli-
gieuses.
Je n'inculpe point ici la mmoire de Toussaint : on doit respect
toutes les opinions religieuses, et chacun est libre de croire ou de
ne pas croire que l'Eglise peut ouvrir aux mourants les portes de
la batitude cleste. Mais la conduite de Toussaint, l'heure o il va
paratre devant le juge mystrieux, prouve que les Te Deum, les lita-
nies, toutes les pratiques de dvotion, n'taient ses yeux que des
moyens politiques pour mieux asseoir le despotisme.
LIX. Le 7 floral an xi (27 avril 1803), Toussaint fut trouv tendu
mort sur la paille infected qui recouvrait son grabat. On l'inhuma sans

(1) Mmoires du gnral Toussaint-L'Ouverture, crits par lui-mme. Paris, 1853.
(2) Magasin pittoresque, anne 1834, p. 74.











bruit au cimetire de Saint-Pierre, village qui se trouve au pied du
chteau de Joux. Nul signe aujourd'hui ne rvle l'endroit o il repose. -
Quelques-uns n'ont pas voulu croire que sa mort ft naturelle. Sans lever
aucune accusation de privation de nourriture, on peut hautement affir-
mer que le dfaut d'exercice, la squestration dans un humide cachot,
un hiver rigoureux pour un blanc et mortel pour un noir, enfin la
manire indigne don't il tait trait, le dnment de toutes choses, mme
de caf, boisson d'une ncessit imprieuse pour lui, l'affublement d'un
costume avilissant, le refus de lui donner son titre de gnral, la spara-
tion de sa femme et de ses enfants qu'il adorait et don't on ne lui donna
jamais aucune nouvelle, le souvenir de sa grandeur passe compar
son tat present, les regrets, peut-tre le remords de bien des fautes, de
bien des crimes, tout conspirait rendre sa fin prmature.
Maintenant que la mort a envelopp le Premier des Noirs dans
les abmes de son redoutable mystre, quel jugement l'histoire doit-
elle formuler sur son compete ?
Au point de vue moral, Toussaint a prouv que l'intelligence est
du domaine de toutes les races. Mais au point de vue politique, il a
dmontr qu'il n'en tait qu'aux premiers rudiments de l'art de gou-
verner. En effet, qu'tait son administration ? Le pays tout entier
n'tait qu'une vaste exploitation rurale don't il tait le premier con-
ducteur. Avouons qu'en rvolutionnaire, il dfendit sur les habita-
tions l'usage du nerf de beuf, mais ce fut pour le remplacer par les
verges. Qu'avait donc gagn au change le malheureux cultivateur?
En vrit, un douloureux frisson monte au coeur, quand on vient a
examiner sans partialit les rapports que Toussaint avait tablis avec
ses concitoyens : il sembla dans ces rapports oublier qu'il avait lui-
mme t esclave. En quoi le nouveau systme diffrait-il du sys-
tme primitif? Comme le serf du moyen-ge, le cultivateur tait
attach la glbe, c'est--dire qu'il suivait la destination du sol, tout
comme le beuf, le cheval, le moulin : sans le quart dit de subvention
que le propritaire donnait au noir chaque rcolte, on ne se ft
pas mme aperu de l'abolition de l'esclavage.
Cependant les mots de libert et d'galit taient inscrits en tte
de tous les actes, de toutes les proclamations. Mais cette libert n'tait
que l'apanage d'un seul, du chef supreme ; car si ses lieutenants avaient
des droits exorbitants sur les administrs, un soupon ne pouvait-il pas
chaque instant les faire briser ? Et cette galite, qu'tait-elle pour la
masse ? L'galit du travail forc, de la prison, de la verge ; peut-on les
contester ?
Du reste, en gnral, le noir se plaignait peu des svices qu'il
subissait, d'abord parce qu'il est dans sa nature de souffrir sans mur-
murer, comme de tout voir, de tout entendre, sans formuler haute-
ment son opinion ; mais ce silence mme, comme celui de tous les
peuples, doit tre un perptuel avertissement pour ceux qui veulent
l'opprimer.
LXII. Toutefois, et avec raison, l'empereur Napolon se repentit
amrement, Sainte-Hlne, d'avoir ordonn l'expdition don't je vais
tout l'heure continue le rcit, expedition qui entrana la perte
de Toussaint et amena l'indpendance de la colonie. Il reconnaissait
alors que le systme de Toussaint tait le seul praticable dans les
intrts de la France et qu'il et d se contenter de gouverner par
l'intermdiaire d'un lieutenant qui servait si bien au reclassement de
la population colonial.
Jugement prcieux, qui prouve une fois de plus que le Premier
des Noirs ne fut pas compris temps par la metropole, aux intrts
de laquelle il avait tout sacrifi, mme ses frres.


1803


LIVRE VII










PETION ET HAITI


Il est vrai que la constitution que Toussaint avait donne la
colonie tait un acte de rebellion qui, comme le dit Napolon, outra-
geait l'honneur et la dignit de la Rpublique. Mais cet outrage ne
fut rvl avec tant d'clat que par le gouvernement consulaire lui-
mme.
Le premier consul devait, au contraire, amender sa guise cette
nme constitution. Une pareille politique lui et, en effet, donn une
arme de 30,000 noirs aguerris, disciplines, prts, ses ordres, faire
trembler l'archipel amricain et la terre ferme. Mais il tait crit
quelque part, l-haut, dans le livre du destin, que les plans les mieux
combines pour replacer la colonie sous le rgime antrieur 1789 ne
devaient turner qu'au service de la libert de ce mme pays.
Toussaint venait de rendre le dernier soupir (1) ; mais quelques-
annes plus tard, le grand homme, qui n'avait pas su le comprendre,
malheureusement pour la France et heureusement pour mon pays,
tombait lui-mme en laissant un immense sillon de lumire dans
l'humanit.
Non, tout ne prit pas avec les hommes ; leurs fautes nous ser-
vent d'enseignement, leurs vertus de guide : sachons viter les unes
et surpasser les autres.
























(1) Au moment o l'on commence l'impression de ces lines, je lis dans le
Courrier de la Gironde, du 29 septembre de l'anne 1854 : Hier, un simple cor-
e billard, le corbillard des pauvres, conduisait obscurment l'glise Notre-Dame
(de Bordeaux) le dernier descendant d'un homme illustre, qui a jou un rle
immense dans la revolution de Saint-Domingue. Ce simple convoi, suivi peine
de quelques rares amis, tait celui d'Isaac Toussaint-L'Ouverture, fils du gnral
Toussaint-L'Ouverture...
Isaac-L'Ouverture vivait d'une pension assez considerable (cinq mille francs)
" que lui faisait le gouvernement ; mais ses revenues ne suffisaient pas ses nom-
a breuses aumnes ; sa maison tait la maison des pauvres, et la misre, qui en
connaissait le chemin, frappait sans cesse la porte du noir bienfaisant.
Aujuord'hui, il ne reste plus de Toussaint, en fait de proches parents, qu'une
sur qui habite le canton d'Ennery. J'ai t assez heureux, en 1844, de recevoir,
au milieu d'une effervescence politique, des marques touchantes de sa sympathie.
Elle tait alors le portrait vivant du gnral, son frre, pour la tte et le corps.



















LIVRE HUITIEME.


Congrs de l'Arcahaye. Rochambeau met prix la tte de Dessalines et de Ption.
Combat de cavalerie dans la savane dite.la Coupe. Combat de Lafond. -
Prise du Mirebalais. Combat de Jumcourt. Dessalines au Cul-de-Sac. -
Combat de Lasserre. Confrence de Dessalines et de Desrance Montalet. -
Incendie de la plaine. Combat d'O'Gorman. Combat de la savane d'Oublon.
Geffrard dans le Sud. Arrestation de Desrance. Dessalines au Camp-
Grard. Ption et Cang prennent possession de Logane. Sige du Port-
au-Prince. Dessalines au Haut-du-Cap. Lutte memorable. Massacre de
l'quipage et des passagers de la golette le Latouche-Trville. Og veng.

I. Dessalines avait fix le sige d'un congrs l'Arcahaye ; il y
invita Cang et les principaux officers de l'Ouest que Ption avait,
pendant son sjour Logane, prpars le reconnatre pour gnral
en chef. Cang, Marion, Mimi-Borde, Cadet-Borde, Sanglaou, Isidore,
Lamarre et plusieurs autres s'embarqurent donc aux environs de
Logane le 23 floral (13 mai) (1), sur cinq barges. C'est Derenon-
court, l'immortel Derenoncourt qui, bord du Saint-Georges, com-
mandait cette flottille (2). Les hros prirent terre l'Arcahaye le
24 floral (14 mai). Dessalines s'y tait dj rendu, avec Gabart.
Le congrs ouvrit ses sances sous la prsidence de Dessalines.
Elles durrent quatre jours. Cang et ses compagnons reconnurent
solennellement l'autorit de Dessalines. Celle que s'arrogeait Des-
rance fut dclare nulle. L'arme indpendante commenait, il est
vrai, grce Ption et Geffrard, acqurir cette unit d'impul-
sion, sans laquelle on parvient rarement fonder quelque chose de
durable. Mais, alors que Dessalines portait le titre de gnral en chef
de l'arme indigne, Grin, l'antiquaire de la colonie, faisait porter
l'arme de l'Ouest et du Sud la denomination d'arme des Incas,
comme si les Africains et leurs descendants avaient aucune parit
avec les anciens dominateurs du Prou. Le congrs convint de l'abro-
gation de ce dernier titre.
Il arrta de supprimer des drapeaux de l'insurrection la lgende
R. F. (Rpublique franaise), et d'y substituer en lettres d'or celle :
Libert ou la mort. Il arrta encore de supprimer de ces mmes
drapeaux la couleur blanche, comme pour tmoigner d'une rpudia-
tion plus complete de la mtropole ; mais aussi, comme par un reste
d'habitude, on maintint alors le bleu et le rouge dans leur position
vertical, le bleu la hampe, le rouge flottant l'extrmit. La
nouvelle bannire resta l'emblme de l'union du noir et du mu-


(1) Carnet autographe tenu l'poque mme par Laurore-Lemaire, alors capi-
taine attach l'tat-major de Desrance, en mme temps son secrtaire. Ce carnet
prcieux, que je dois la complaisance de cet officer, mort depuis colonel, laisse
a regretter qu'il ne soit pas plus abondant en phmrides.
(2) La flotte gnrale tait compose de douze barges formant deux divisions :
Derenoncourt commandait la premiere ; Masson la second. La barge monte par
Masson s'appelait l'Indpendance. Chaque barge avait une pice de 8, et portait
trente hommes. Cette espce d'embarcation va a voiles et rames.










PETION ET HAITI


ltre (1). Dessalines dcida aussi une expedition prochaine contre
le Mirebalais, que les Franais avaient roccup, et contre le Port-
au-Prince. Cang reut d'avance l'ordre de se porter avec toutes ses
forces sur l'habitation Frre, au quarter de la Coupe.
Le 28 floral (18 mai), le congrs se spara. Cang et ses lieute-
nants se rembarqurent. Dans le trajet de l'Arcahaye Logane, la
flottille fut dcouverte par une croisiere franaise. Une barge, monte
par Laporte, merchant moins vite que les autres, tait sur le point de
tomber au pouvoir des croiseurs. Dans un danger aussi imminent,
Laporte, aid de ses hroques compagnons, dfonce rapidement son
frle bateau et se brle la cervelle pendant que les autres s'engloutis-
sent dans l'Ocan aux cris de Vive l'indpendance I Toute propor-
tion garde, cet acte sublime ne peut-il pas se compare la fin du
Vengeur, le glorieux vaisseau franais ? Des deux cts mme ner-
gie, mme amour de la libert pouss jusqu' ses dernires limits.
Cang fut de retour dans la plaine de Logane le 29 floral
(19 mai) (2).
II. Le sceptre de la colonie chappait aux mains de la France.
Une mauvaise politique avait tout compromise. Et bien qu'il ft trop
tard pour revenir un systme de moderation, Lavalette, qui com-
mandait au Port-au-Prince, demand une entrevue Ption. MM. In-
ginac, Joseph Lafontant, Antoine Dasseau et Cupidon Nau furent
charges de la ngociation. Lavalette proposait une amnistie gnrale,
la conservation des grades obtenus depuis l'insurrection ; il promet-
tait de plus qu'aucune tentative ne serait jamais faite contre la libert
gnrale.
Ption, la tte de la 3' et de la 8" demi-brigade, vint la ren-
contre de la dputation sur l'habitation Frre. Il est trop tard, dit
c Ption aux deputs, nous sommes dtermins tre libres et ind-
pendants ou mourir. Puis, montrant ses troupes : Voyez nos
drapeaux deux couleurs (3). > La simplicity et la grandeur de ce
language convainquirent les Franais qu'il n'y avait plus de rappro-
chement possible entire eux et les indignes.
III. Tout tait prpar pour la march contre le Port-au-Prince
par le Mirebalais o commandait en chef le capitaine David-Troy,
depuis la mort de Paul-Lafrance (4). C'est en vue des dangers qui mena-


(1) Entre plusieurs versions sur l'origine de notre drapeau bicolore, j'ai cru
devoir adopter celle-ci, parce que c'est just au lendemain du Congrs, le 29 floral
an xi (19 mai 1803), que j'en vois une mention certain dans un procs-verbal fait
par l'amiral Latouche-Trville, qui venait de capture une barge sortant de l'Arcahaye,
board de laquelle se trouvait un drapeau avec la lgende dsigne. Archivcs du
ministre de la marine de France.
(2) Carnet prcit de Laurore-Lemaire.
(3) Mmoires du gnral Inginac. Kingston, 1843, p. 10.
(4) Paul et David-Troy faisaient souvent franchir l'Artibonite par leurs dtache-
ments. Un de ces dtachements enlevait du coton sur l'habitation Balemet. Guillaume
Fontaine, commandant le 2- bataillon de la 10-, camp la Petite-Montagne, vint
pour le reconnaltre. Paul Lafrance, malgr les conseils de David-Troy, attaqua Guil-
laume. Mais envelopp, au lieu dit le Gros-Collet, il prit le 29 germinal (19 avril
1803) Un grenadier, nomm Maquiacat, lui trancha la tte et l'envoya Dessa-
lines. David ne dut son salut qu' la vitesse de son cheval.
Paul tait africain, habitant d's environs de la Marmelade. Il dut le surnom
qui le distinguait un voyage qu'il fit en France avec son matre avant la revolution.
Il fut des premiers s'insurger dans le Nord ; la proclamation de la liberty gnrale,
il devint commandant de la Lgion de l'Egalit de sa commune, dans laquelle se
trouvaient Clervaux, Morpas, etc. Cette lgion, qui ne fut jamais organise compl-
tement, se rendit Toussaint-L'Ouverture, quand il s'empara des Gonaives au nom
de l'Espagne.
Kerverseau Montgiraud. Las Cahodas, 1r floral an xi (21 avril 1803). -
Ministre de la marine de France.













aient la riche plaine du Cul-de-Sac que Rochambeau mit prix la tte
de Dessalines et de Ption. Voici ce qui nous rvle cette circonstance :
Port-au-Prince, 3 prairial an xi (23 mai 1803).
Le gnral Fressinet au gnral d'Hnin, commandant Saint-Marc,
Le gnral chef de l'tat-major me charge, citoyen gnral, de
vous prvenir, de la part du gnral en chef, qu'il accord mille
< portugaises (1) ceux qui prendront Dessalines ou lui apporteront
< sa tte, et cinq cents pour Ption.
Employez, en consequence, les moyens que vous croirez les
plus efficaces pour trouver quelqu'un assez dcid pour tenter cette
entreprise.
Sign : FRESSINET. >

La lecture de ces instructions soulve la honte et l'indignation:
Ption, au Haut-du-Cap, avait tenu dans ses mains le sort de beau-
coup de Franais, celui de ce mme gnral d'Hnin qu'on char-
geait aujourd'hui d'attenter ses jours : loin de leur faire le moindre
mal, il les avait couverts de sa protection. Aujourd'hui tant de magna-
nimit est oublie ; on cherche armer contre lui le fer des assassins I
Toutefois, il resort de ce fait cet enseignement capital, que Dessa-
lines et Ption, pour mriter entire tous leurs compagnons les hon-
neurs d'une proscription individuelle, taient les deux plus redou-
tables hros de la lutte.
IV. Dessalines part, enfin, de la Petite-Rivire avec les 4', 7',
10" et 12" demi-brigades, tandis que Ption quite l'Arcahaye avec les
3" et 8". Le premier, formant la colonne de gauche, dbouche le 7 prai-
rial (27 mai) sur le Mirebalais par le chemin de la Selle; le second for-
mant la colonne de droite, s'avance par le chemin de Madame-Mi-
chel. David-Troy avertit de cette irruption le gnral Kerverseau alors
Las-Cahobas ; lui-mme vacue le bourg de Saint-Louis, et se retire sur
les redoutes qui le dominant et don't il avait fait augmenter les fortifica-
tions. Kerverseau se porte sur l'habitation Lafond dans la plaine du Mire-
balais, la tte de 300 hommes de la 89* et de la garde national de Las-
Cahobas, plus, 70 hommes de cavalerie sous les ordres d'Ailhaud, com-
mandant militaire de Bani (2), avec l'intention d'aller dgager David-
Troy. L'entreprise tait hardie, dit Kerverseau (3), mais il fallait
tout prix sauver le Mirebalais ; j'tais convaincu d'ailleurs qu'un coup
" d'audace tonnerait l'ennemi et que les dangers de la fuite forceraient
" les Espagnols se battre.
V. Dessalines avait tabli son quartier-gnral sur le morne Gili-
bert ; sa cavalerie, forte de 200 chevaux, occupait, sous les ordres du
colonel Charlotin Marcadieux, la savane de la Coupe. Ailhaud vint
pousser une reconnaissance dans ce dernier endroit vers le coucher
du soleil. Mais charge rapidement par Charlotin et poursuivi jusque
sur l'habitation Devarieux, il fut fait prisonnier avec quatre des siens.
Conduit au quartier-gnral, il y fut pendu par ordre de Dessalines :
rigueur dplorable, mais imite des Franais, qui traitaient ainsi
ceux des ntres qui tombaient en leur pouvoir !
Le lendemain, Dessalines donne le commandement de l'arme
Ption et lui ordonne d'aller dloger Kerverseau lui-mme. Dans

(1) La portugaise vaut environ quarante francs.
(2) Kerverseau Montgiraud, Las-Mathas de Farfan, 11 prairial an xi (31 mal
1803). Ministre de la marine de France.
(3) Le mme au mme.


LIVRE VIII


1803











PETION ET HAITI


sa march, Ption rencontre d'abord, sur l'habitation Barquier, un
camp form d'Espagnols. Ce gnral, qui ne voulait pas s'attaquer
ceux de cette nation, les fait sommer de se replier sur le territoire
espagnol; ce qu'ils firent sur-le-champ. Il surprend huit heures
du matin la position de Lafond par trois colonnes, celle du centre
sous ses ordres. Kerverseau, au bruit du canon, s'lance cheval pour
diriger l'action. Mais l'attaque de Ption avait t si vive que, dj,
Charlotin s'tait empar d'une pice de canon ; et l'ennemi tait en
pleine droute. Kerverseau laissa sur le champ de bataille une qua-
rantaine de morts et de blesss, et rentra Las-Cahobas et bientt
Las-Mathas. L'alarme se rpandit jusqu' Santo-Domingo. Les habi-
tants s'apprtaient l'vacuer. Kerverseau fut oblig d'tablir l'em-
bargo. Il eut beaucoup de mal remonter le moral de sa troupe.
VI. L'arme, victorieuse, poussa jusqu' Las-Cahobas, qu'elle
incendia. Ption revint cerner le fort du Mirebalais. Le 12 prairial
(1" juin) quelques femmes sortent des redoutes et se dirigent vers
la rivire du Bourg pour puiser de l'eau. Le commandant Lestrades
allait en ce moment au poste occup par Guerrier (1), chef de batail-
lon la 7. A sa vue, les femmes, saisies d'pouvante, fuient pour
gagner les redoutes. Lestrades crie soudain aux armes I et la tte
de tous ceux qui se rallient son appel, il pursuit les femmes, entire
en mme temps qu'elles dans la premiere redoute ; les deux autres,
surprises aussi sont vacues en dsordre par David-Troy avec sa
compagnie de gendarmerie et quelques dtachements de la 89* (2).
Envelopp de tous cts, ce chef sut, cependant, se faire une troue,
gagner les Grands-Bois et venir la tte de 160 hommes sur le camp
de Thomazeau, l'entre de la plaine du Cul-de-Sac (3).
VII. Ds la veille de la prise du Mirebalais, Cang, suivant les
instructions de Dessalines, tait venu par les gorges de la Rivire-
Froide, camper la tte d'environ 2,000 fantassins et 200 chevaux
sur l'habitation Frre, situe sur les derrires du Port-au-Prince,
l'entre de la plaine du Cul-de-Sac (4). A cette nouvelle, Fressinet sort
de la Croix-des-Bouquets avec toutes ses troupes, composes d'une
compagnie de chasseurs, d'une compagnie de grenadiers de la garde
de Rochambeau, d'un dtachement de la marine, des chasseurs et des
carabiniers de la 5* lgre, des drapeaux nationaux du Port-au-Prince
et de la plaine. Il va tablir sa droite dans les hauteurs de l'habitation
Montalembert, et sa gauche dans la savane de l'habitation Beauduit,
une demi-lieue de Frre. Il n'ose avancer plus loin. Et, le lende-
main, 13 prairial (2 juin), reculant devant les retranchements escarps
de l'habitation Frre, il ordonne un movement rtrograde pour attirer

(1) Depuis president d'Haiti.
(2) Relation autographe, par M. Bazin.
(3) Fressinet Thouvenot. Croix-des-Bouquets, 24 prairial an xi (13 juin 1803).
- David-Troy, peu aprs son arrive la Croix-des-Bouquets, reut l'ordre de se
rendre au Port-au-Prince *. On craignait de lui ce qu'on avait craint de Laplume,
Nret, Segretier, Millet, Dupont, Dupuche, Martial Besse, Brunache et tant d'autres, -
qu'il n'allt grossir les rangs des insurgents. Et de fait, quel puissant auxiliaire ne
leur et-il pas t Ul fut embarqu pour le Cap, d'o Rochambeau le fit partir
pour la France, le 22 messidor (11 juillet 1803), sur le vaisseau le Duguay-Trouln.
Son embarquement, disait Rochambeau au ministry, tait ncessit par les circons-
tances ; il fallait le traiter avec gard, mais ne le renvoyer dans la colonie qu'
la paix **. Aussi, le 4 frimaire an xxI (26 novembre 1803), le premier consul
le confirm dans son grade de capitaine de gendarmerie. Il lui fut ordonn, en
cette quality, d'aller Mantoue joindre le corps de pionniers noirs. Mais sous
diffrents prtextes, il resta Paris.
(4) Carnet prcit de Laurore-Lemaire.
Fressinet Lavalette, 25 prairial an xi (14 juin 1803).
** Dossier de David-Troy. Ministre de la marine de France.













Cang en rase champagne (1). Cang l'y suivit effectivement jus-
qu' l'habitation Noailles. L, il divise ses colonnes : celle de droite,
sous ses ordres, doit enlever l'habitation Borgella o se trouve un
block-house ; celle de gauche, sous Mimi-Borde, doit enlever l'habi-
tation Jumcourt, o se trouve un poste fortement bastionn. Les
attaques commencent simultanment. Les deux colonnes, prises en
queue par les gnraux Fressinet et Lavalette, sont battues et gagnent
le morne Robert, poursuivies et talonnes par le chef de brigade Lux,
de la 5" lgre. De part et d'autre 700 hommes avaient pris part au
combat. Les Franais estimrent notre perte 130 morts et nos blesss
300 (2). Estimons les leurs la moiti de ces deux chiffres. ? -Car
il faut tenir compete de la tactique et de l'abondance des munitions. -
Mais le plus grand malheur de cette journe du 13 prairial, ce fut la
mort du chef de brigade Borde. Quarteron de Logane, lev avec La-
martinire, il avait, comme ce dernier, le feu martial qui fait braver
les plus grands dangers, et qui souvent fait qu'on y succombe. Bless
d'une balle au pied des retranchements de Jumcourt, il fut trans-
port Frre, o il expira. Il fut enterr au morne Robert. C'est la
plus grande des figures qui, dans notre guerre de l'indpendance,
prirent en combattant pour la patrie. Cependant nul n'a song encore
lui consacrer un souvenir de reconnaissance, soit au lieu o il fut
bless mortellement, soit au lieu o reposent ses restes.
VIII. Dessalines, cependant, avanait pour faire sa jonction avec
Cang. Marchant sur deux colonnes, don't la premiere, commande par
Ption et compose des 3, 7" et 81, suivait les Grands-Bois ; la second,
sous les ordres de Gabart, compose des 4" et 12", se dirigeant par le
Trou-d'Eau, il parut l'entre du Cul-de-Sac le 15 prairial (4 juin)
au matin (3). Fressinet envoie en reconnaissance le gnral Lava-
lette la tte de 300 hommes. Lavalette atteignait l'habitation Laserre,
quand Ption, qui en tait dj matre, le fait envelopper par 400 fan-
tassins et 50 chevaux (4). Lavalette ne se dgagea qu'aprs de grands
efforts, laissant 60 morts sur le champ de bataille, parmi lesquels se
trouvait le capitaine Caron, son aide-de-camp (5).
IX. Dessalines fit partir l'arme pour le Camp-Frre et vint ta-
blir lui-mme son quartier-gnral sur l'habitation Montalet. Sa pre-
mire pense fut, avant de donner suite ses operations militaires,
de s'assurer tout au moins la bonne volont de Desrance, qui, proclam
et reconnu officiellement gnral de division, commandait en chef les
dpartements de l'Ouest et du Sud, semblait si peu dispos recon-
natre son autorit comme on l'a vu plus haut. Il expdia donc l'adju-
dant-gnral Bazelais sur l'habitation Guibert, pour inviter ce dernier
une conference. Desrance, mcontent de ce que Cang s'tait mis
sous les ordres directs de Dessalines sans mme l'aviser, plus mcon-
tent encore de ce que toute la politique de Dessalines ne tendait qu'
le dpouiller de cette autorit sans borne qu'il avait jusque-l exerce,
se refusa durement aux instances de Bazelais. Mais cdant enfin aux
conseils du commandant Lemaire, son secrtaire et son aide-de-camp,
il vint Montalet, prcd seulement d'une escorted de cavalerie. Il
reprocha Dessalines d'avoir embauch Cang et ses autres lieute-
nants : N'avons-nous pas, lui dit Dessalines, pris les armes pour
la mme cause ? Mes officers seraient prts vous suivre partout

(1) Fressinet Thouvenot, du 14 prairial an xi (3 juin 1803).
(2) Lettre prcite de Fressinet Thouvenot.
(3) Carnet prcit de Laurore-Lemaire.
(4) Fressinet Thouvenot, lettre du 16 prairial an xi (5 juin 1803).
(5) Le mme au mme, 21 prairial (10 juin 1803).


1803


LIVRE VIII











80 PETION ET HAITI

< o vous les conduiriez contre les blancs. Pourquoi ne pourrais-je,
c dans les mmes vues, disposer des vtres? Desrance se plaignit
aussi de la restriction qu'on semblait vouloir mettre sa puissance.
" Quant cela, lui aurait encore rpondu Dessalines, aussitt la guerre
" termine, qui peut vous empcher de commander l'Ouest et le Sud,
pendant que moi je commanderai l'Artibonite et le Nord ? > C'est
par ces discours, que Dessalines parvint calmer Desrance, rassurer
son ambition. Et, pour veiller de plus prs sur lui, il lui tmoigna de
l'inquitude sur sa sant mine par des fraicheurs, et l'engagea forte-
ment fixer sa residence sur la clbre habitation Pernier, don't le
climate et plus chaud. Desrance suivit ce conseil (1).
X. Alors, Dessalines, tranquille sur le compete de Desrance, ordonna
d'incendier les habitations du Cul-de-Sac, afin de mettre les cultiva-
teurs en armes, et d'ter aux Franais les resources que pouvait leur
procurer un pays fertile. L'embrasement devint universal : les chateaux
que l'opulence colonial avait levs, leurs riches champs de cannes,
leurs belles usines, tout ce que les fureurs de la premiere revolution
avaient pargn fut ananti. Quinze jours suffirent pour dtruire le
travail de deux sicles.
Fressinet avait fait vacuer sur O' Gorman et Jumcourt la gar-
nison de Thomazeau. Sa position tait critique ; mais ayant reu
pour renfort 300 hommes de la garde de Rochambeau, il forma trois
colonnes mobiles de 400 hommes chacune. Une de ces colonnes, sous
les ordres de Lavalette, occupait Jumcourt ; l'autre, sous les ordres
de Lux, occupait la Croix-des-Bouquets; la troisime, commande
par Nraud, occupait Santo.. Ces colonnes, chacune desquelles tait
attache une pice de canon, devaient maneuvrer entire les postes forti-
fis d'O'Gorman, Jumcourt, Duval, Borgella, Sibert, Lalong, Bon-Repos.
Santo, Bourgogne et la Croix-des-Bouquets (2).
Dessalines faisait continue le ravage des campagnes par Cang
et Gabart, deux soldats au temperament desquels convenait ce genre
d'expditions sauvages, tandis que lui fixait sa residence Montalet,
et que Ption, avec la reserve de l'arme, avait fix la sienne Frre.
C'est dans ces courses dvastatrices que Gabart vint attaquer, le
19 prairial (8 juin) (3), le poste de la sucrerie d'O'Gorman, o taient
retranchs une cinquantaine d'hommes. Lavalette dtacha de Jumcourt
130 hommes de la 5" pour faire une diversion en faveur du poste. Mais
ce dtachement, don't la march avait t rvle Gabart, fut assailli
vis--vis le pont de Dcloche et laissa dans la mle la moiti de son
monde (4). Fressinet, le lendemain, alla dgager O'Gorman sans ren-
contrer nos troupes. Ce poste et celui de Sibert furent vacus sur la
Croix-des-Bouquets. Dessalines, enhardi par le succs que venait de
reporter Gabart, fait partir Montauban avec la 7", pour enlever un
convoi qui se dirigeait de la Croix-des-Bouquets vers le Port-au-
Prince. Le malheureux chef de brigade arrive sur l'habitation Sarthe.
Mais le convoi avait dj pass. Il fut dgrad en presence de l'arme,
et mis la queue de sa demi-brigade comme simple fusilier. Personne
n'osa solliciter en sa faveur, pas mme Ption. On savait trop que
Montauban, l'un des lieutenants de Charles Belair, s'tait attir la haine
de Dessalines pour n'avoir pas su dissimuler son indignation en appre-


(1) Je dois ces particularits au colonel Lemaire lui-mme.
(2) Fressinet au gnral Rochambeau, 18 prairial (7 juin 1803).
(3) Rapport de Fressinet Thouvenot, chef de l'tat-major, 24 prairial (13 juin
1803).
(4) Mme rapport.













nant l'arrestation de son gnral (1). Aprs cette measure d'une excessive
rigueur, le gnral en chef voulut, le 24 prairial (13 juin), occuper l'habi-
tation Moquet entire Santo et la Croix-des-Bouquets, laissant Ption
Frre avec deux bataillons de la 3' comme reserve. Son project tait
d'intercepter la communication du Port-au-Prince, et de marcher ensuite
sur la Croix-des-Bouquets. L'arme pouvait monter 2,000 hommes (2).
Il fit, pendant la nuit, lever dans la savane d'Oublon des retranchements
d'abattis de campche garnis de terre.
Lavalette, au jour, s'avana sur deux colonnes, celle de droite
commande par le chef de bataillon Berthet, celle de gauche par le
chef de brigade Lux : ces deux colonnes taient formes de 450 hom-
mes de la 5", de 150 de la 89, 50 hommes de cavalerie ; deux pieces
de 4 les appuyaient. Gabart et Cang sortirent de leurs retranchements
et chargrent avec vigueur les pieces de canon, dit Lavalette dans son
rapport ; mais la mitraille les fora de rentrer dans leurs retranchements,
o ils eurent essuyer le feu de la colonne de Lux. Ainsi attaqus de tous
cts, ils vinrent reprendre la ligne qu'ils occupaient au commencement
du combat (3). Alors s'avana par des endroits couverts une compagnie
de tirailleurs renforce de deux pelotons de carabiniers de la 5' et de la
compagnie de grenadiers de la 89'. Gabart et Cang passrent la rivire,
poursuivis par Lux. Ption accourt de Frre avec les deux bataillons de
la reserve : il rallie les fuyards, force les Franais repasser la rivire
leur tour, la passe avec eux. Le combat se rtablit. Et, au moment
o il pensait fixer la victoire sous ses drapeaux, Gabart reoit trois
balles dans le corps. Ption fait sonner la retraite et, par l'habita-
tion Noailles, il gagne en bon ordre le quartier-gnral de Moquet (4).
XI. La plaine du Cul-de-Sac n'tait plus qu'un monceau de cendres;
les cultivateurs taient en armes; les Franais n'y occupaient que la
Croixades-Bouquets, les habitations Santo, Damiens et Drouillard : ils
n'osaient pas mme prolonger leurs avant-postes dans la Grande-Plaine.
C'tait le rsultat des impitoyables incendies ordonns par Dessalines.
Ce fut cette poque, vers la fin de prairial (juin) que Rocham-
beau reut des dpches de la mtropole, qui lui faisaient un devoir
de porter immdiatement son quartier-gneral au Cap, vers la tte
de l'le. Le gouvernement consulaire, prevoyant une rupture avec les
Anglais, jugeait, avec raison, que les communications avec la colonie
seraient moins difficiles par le dbouquement du Nord.
Dessalines, content de savoir Rochambeau loin du Port-au-Prince,
songea descendre dans le Sud pour organiser l'arme de Geffrard.
Mais avant de le suivre dans ce dpartement, voyons ce qui s'y tait
accompli.
XII. Geffrard, aprs s'tre spar de Ption Logane, bivouaqua
sur l'habitation Nolivos, contourna, par les hauteurs, les deux Goves,
qui taient encore en la possession des Franais, et tomba dans le
grand chemin au-del de l'Acul. Son approche fit trembler toute la



(1) Guerrier (Philippe), depuis president de la rpublique d'Haiti, remplaa
Montauban au commandment de la 7'.
(2) Fressinet Thouvenot, 26 prairial (15 juin 1803).
(3) Mme rapport.
(4) Lavalette, dans son rapport, estime nos pertes de 5 600 homes ; il
n'accuse de son ct qu'un capitaine tu et 24 blesss. Je dois mettre en opposition
avec cette assertion celle de M. Bazin, home clair et impartial, qui prit part
cette journe. Tout en convenant que l'artillerie ennemie fit de grands ravages dans
nos rangs qui n'en avaient pas, il affirme que les Franais durent perdre plus de
150 hommes.


1803


LIVRE VIII












82 PETION ET HAITI

bande du Sud. Bnard-Beaumarais (1), commandant de l'Anse--Veau,
runit la gendarmerie, quelques dtachements d'hommes de couleur
et de noirs, connus sous la denomination de chasseurs croles. Avec
cette poigne d'hommes et quelques companies de la 90" demi-bri-
gade, il se mit en devoir de rsister. Mais Geffrard, dans la nuit du
26 nivse (16 janvier 1803), ayant vit Miragone et Saint-Michel, se
prcipita, par le Rochelois, sur l'Anse--Veau. Moreau-Herne, avec la
1" demi-brigade, s'avana par l'habitation Georges et s'empara du
cimetire. Jean-Louis Franois, avec la 2 suivit le mme movement.
Geffrard, avec les grenadiers des deux corps, ayant pour principal
lieutenant Bruny-Leblanc (2), s'avana par le grand chemin, et par
le morne du block-house. Jean-Louis Franois fut attaqu par Bnard
en personnel, la tte de la cavalerie. La 2e fut mise un moment en
dsordre. Franois, par la vigueur de ses measures, la rallia et la ramena
au combat. Alors prit Bnard, jeune blanc crole de la plus grande
intrpidit. Geffrard attaqua la ville basse; et, malgr la vive rsis-
tance qu'il rencontra, il se rendit bientt matre d'une pice de 4 qui
jetait le ravage dans ses rangs. Sur la haute ville, Moreau enlevait
un bastion arm d'une pice de 6. Les blancs n'eurent plus d'autre
abri que la court de l'glise. De l ils firent longer sur les indignes
le feu le plus meurtrier. Mais Moreau tourne contre cette cour la pice
de canon don't il vient de s'emparer. Il est presque au mme instant
bless au col. Jean-Louis Franois pntre le premier dans l'enceinte.
Les Franais, refouls, se rfugient dans l'glise mme. On amne
devant cette dernire position la pice de 6. Ils sont obligs d'vacuer :
les uns se rendent discretion, les autres cherchent gagner les der-
rires de l'glise. Jean-Louis Franois fait une vritable boucherie
de ces derniers. A onze heures du matin, Geffrard tait matre de la
place. Il n'avait perdu qu'une trentaine d'hommes, et les Franais
environ soixante (3). Geffard trouva beaucoup de munitions et fit
un butin considerable. Des soldats, qui prirent part cette journe,
m'ont rapport que dix-neuf d'entre eux se tuerent successivement
sur un sac rempli d'or. A peine un soldat, vainqueur des autres, enle-
vait-il le sac fatal, qu'incapable alors de se defendre avec son far-
deau, il tombait perc de coups. Le commandant Lger (4) vint mettre
le hol la bagarre, et s'adjugea le sac, objet de tant de funestes con-
voitises.
XIII. Geffrard, aprs ce triomphe, ouvrit les dpches lui remises
par Dessalines, lors de son dpart de la Petite-Rivire, et don't il lui tait
enjoint de ne prendre connaissance qu' la conqute d'un port de mer.
Il fut agrablement surprise de trouver un brevet de gnral de brigade
son adresse : c'tait la just rcompense de ses exploits.
Geffrard avait alors quarante-cinq ans. Griffe, c'est--dire fils de
multre et de ngresse, il avait cependant la peau plus noire que ne
l'ont ordinairement les hommes de son espce ; sa taille tait moyenne,


(1) Il avait, le 1er nivse (22 dcembre 1802), succd Segretier qui, mcontent
du gnral Darbois, s'tait rendu aux Cayes, auprs du gnral Laplume. (Notes
de Segretier.)
(2) Le chef d'escadron Bruny-Leblanc et son frre avaient d, comme Geffrard et
Grin, la conservation de leur vie Segretier, lorsque ce dernier commandait l'Anse-
-Veau. Menacs d'tre pendus par ordre de Desbureaux, ils purent s'embarquer
et gagner les environs du Petit-Gove, o ils rencontrrent Geffrard.
(3) La plupart de ces dtails sont extraits d'une lettre justificative de Moreau-
Herne, chef de la 1re demi-brigade du Sud, adresse Dessalines, date de l'habitation
Laborde, 20 prairial an xi (9 juin 1803).
(4) Lger est le mme que nous avons vu figure la prise du Petit-Gove, au
commencement de la guerre civil.












sa figure gracieuse, ses manires affables; dou d'une assez grande
instruction classique qu'il devait plus lui-mme qu' son colage,
il aimait les arts qu'il encourage plus tard. Avec ces qualits un homme
peut dj arriver dans le monde ; mais quand on y joint une bravoure
militaire toute preuve, qui ne s'carte jamais du sentiment de l'huma-
nit, une resolution aussi prompted qu'nergique, surtout la prudence, cette
mre du succs, on est certain d'exercer une influence lgitime partout
o l'on passe. Form l'cole de Rigaud, don't il avait conserv la fougue,
et celle de Ption, don't il avait pris la reserve, Geffrard tait, enfin, un
homme destin jouer un rle admirable dans les vnements ultrieurs,
sans la mort qui se joue impitoyablement des plus belles esprances.
XIV. Geffrard, pour se maintenir l'Anse--Veau, tablit deux
camps, l'un Laval, l'autre Pomier. Mais Laplume se mit en march
des Cayes, le 28 nivse (18 janvier) (1), en mme temps que Darbois
partait de Jrmie. Ils firent leur jonction au Petit-Trou ; leurs forces
runies pouvaient s'lever 1,000 hommes. Geffrard se porta l'en-
tre de la ville, prs de la petite rivire qui la baigne, et fit barricader
le grand chemin avec des troncs d'arbre. Le 10 pluvise (30 janvier),
les deux parties furent en presence. Tout donnait penser Geffrard
que les chasseurs croles, tous d'intrpides miliciens, commands par
le capitaine Laurent Boisrond, allaient abandonner Laplume et se join-
dre lui. Mais le chef d'escadron Lger, qui commandait notre cava-
lerie, pregnant Boisrond pour un blanc, fit sonner la charge. Cepen-
dant, malgr cette mprise, la dfection pouvait encore s'oprer, lors-
que Lger, ayant balafr la figure de Boisrond, les chasseurs commen-
crent le feu. Charges de l'immense butin qu'ils avaient fait l'Anse-
-Veau, les soldats de Geffrard se mirent la dbandade. La cavalerie
les poursuivit et leur tua beaucoup de monde. C'est en vain qu'avec
une pice de canon, Geffrard, de l'autre ct de la rivire, cherche
refouler Laplume et Darbois ; cinq heures de l'aprs-midi, la ville
tait reprise. Geffrard gagna les montagnes, o il esprait encore
reprendre l'offensive.. Mais toutes les forces du Sud taient en mouve-
ment contre lui. Il sut, de plus, que les vaisseaux l'Indomptable et
le Mont-Blanc, arrivs du Port-au-Prince, et portant des dtachements
des 20' et 23' demi-brigades europennes, au nombre de 500 hommes,
en avaient opr le debarquement Miragone. Il redouta avec rai-
son d'tre cern de tous cts. Il abandonna l'arrondissement des
Nippes. Laplume et Darbois le poursuivirent jusqu'aux Savanettes.
Il dut son salut la prise d'armes de Frou, de Vancol et de Bergerac-
Trichet (2).
XV. Voici ce qui s'tait pass au Port-Salut : Frou, qui comman-
dait aux Coteaux, indign des noyades qui, chaque jour, avaient lieu
aux Cayes, surtout de celle de Prosper et de Bracquehais, soulve,
le 11 pluvise (31 janvier), sa commune et celle du Port-Salut, et se
porte, le 15 (4 fvrier), sur l'habitation Brault, dans la plaine de Tor-
beck, o se trouvait le chef de brigade Dumirail avec la garde natio-
nale des Cayes, et quelques troupes de ligne. Frou les cerne et les


(1) Cette date et toutes celles concernant les vnements du Sud que je vais
relater sont extraites des phmrides du citoyen Bergeaud, alors dragon, mort depuis
juge au tribunal des Cayes. Je dois cette prcieuse communication la bienveillante
amiti de M. Bergeaud fils.
(2) Bergerac-Trichet (Jean-Baptiste), quarteron, naquit au Port-Salut, le 15 mai 1771.
Il mourut Aquin, gnral de brigade commandant cet arrondissement, le 3 avril 1835,
l'ge de soixante-cinq ans. M. David Saint-Preux, ancien reprsentant du people,
un de nos crivains nationaux les plus brillants et les plus loquents, a recueilli
des notes sur la vie de ce gnral. On aurait beaucoup le louer s'il coordonnait
ces notes et les livrait la publicity.


1803


LIVRE VIII










84 PETION ET HAITI

dsarme, et, renouvelant le beau trait de Ption, au Haut-du-Cap, il
les fait escorter jusqu'aux Cayes par le lieutenant Michel Reflaud (1).
Geffrard, averti de ce movement par Frou, part de l'habitation Va-
leux, dans les hauteurs du Petit-Gove. Cang, Sanglaou, Mimi-
Borde avaient voulu prendre part cette expedition ; c'est par la ville
d'Aquin que, cette fois, Geffrard veut pntrer dans la plaine des Cayes.
L'endroit appel aujourd'hui le Vieux-Bourg tombe en son pouvoir
le 11 ventse (2 mars). La 2", qui avait donn presque seule, perdit
le commandant Dumoulin, qui s'tait distingu au Haut-du-Cap, a
ct de Ption. Bruny-Leblanc charge si vigoureusement la tte
de sa cavalerie, qu'il devana les siens et fut pris par Nret. Aprs
une courageuse defense, il feint de se soumettre, puis, se prcipitant
soudain bas de son cheval, il gagne les bois et rejoint ses compa-
gnons.
Pendant que Cang se dirigeait sur Saint-Louis, don't il s'empara
sans coup frir et qu'il livra aux flames, Geffrard passait par l'Asile
et le Carrefour-Bret, et enlevait Cavaillon le 13 ventse (4 mars). Le
14 (5 mars), il envahit la Plaine-du-Fonds, et campa Bergeaud et
Bourdet.
L'incendie des habitations Charpentier et Lagaudraie annona
son arrive. Frou abandonna l'habitation Mallet et vint le rencon-
trer au Morne-Fendu. Avec la suite de Frou, Geffrard, suivant les
instructions que Ption lui avait remises en dernier lieu, organisa
la 4' demi-brigade du Sud. Il en donna le commandement au chef
de brigade Bazile, noir, qui avait command pour les Franais Tor-
beck et qui les avait abandonns pour se rallier Frou. Il se prpara
ensuite attaquer la ville des Cayes. Laplume envoie le 15 ventse
(6 mars) une compagnie de Polonais en reconnaissance. Cang, la
tte des dragons de l'Ouest, se prcipite de la barrire Charpentier,
pursuit les Polonais jusqu'aux portes de la ville et en fait mme quel-
ques-uns prisonniers.
Geffrard alors notified la place sommation de se rendre dans les
vingt-quatre heures. Ce dlai tant expir sans rponse, il fait avancer
son arme. Le 17 ventse (8 mars), trois heures du matin, il attaque
les Cayes sur trois colonnes ; la premiere, compose de la 1" demi-
brigade et des troupes de l'Ouest, sous les ordres de Cang, se prsente
par le grand chemin devant la barrire du Pont ; la deuxime, forme
des 2" et 3', aux ordres de Grin, long le foss, qui se prolonge vers
le fort de l'Illet, elle doit attaquer la fascine ; la troisime, com-
pose de la 4" et des autres gens des campagnes, commande par Frou,
doit, l'autre extrmit de la place, se porter sur le poste Trousse-
Cotte (2).
Laplume et Berger, blanc, commandant militaire, se portent par-
tout la tte de la garde national, des 20' et 86*. Deux pices de 18,
places au portail du Pont, mitraillent la colonne de front. Cang
s'avance nanmoins, en faisant reformer les rangs, comme s'il se fut
agi de parader sous les yeux de son ancien gnral, le comte d'Estaing.
Il s'lance enfin sur les canons et les retourne contre la ville o lui-
mme il a pntr. Il traverse tambour battant la place du march et
arrive devant le poste de la prison. Mais une force imposante l'y atten-

(1) Frou (Laurent), multre, naquit aux Coteaux, vers 1776. Il mourut Jrmie,
gnral de brigade commandant le mme arrondissement, le 16 janvier 1807,
'ge de quarante-un ans. Il fut enterr au fort Marfranc, don't il avait dirig les
travaux.
(2) Ainsi nomm cause des bourbiers qui s'y trouvaient surtout cette
poque.












dait. Il est oblig de rtrograder jusqu'au Pont. La mle devient
horrible ; une pice de canon retombe au pouvoir de l'ennemi. L'autre
est dfendue corps corps par le capitaine Modeste, des grenadiers
de la 1". Ce brave se laisse tuer sur l'afft de la pice plutt que de
l'abandonner.
C'est avec enthousiasme que l'histoire admire le jeune Milice,
noir, lieutenant de Modeste, qui, sous une grle de balles, tenta trois
fois de reprendre le cadavre de son capitaine, et perdit aussi la vie
dans cet acte de dvoment. En cette journe furent blesss Jean-
Louis Franois et Francisque, un de ses chefs de bataillon. Cang. il
faut le dire, avait t mal second ; sa retraite entrana celle de 1 ar-
me. Geffrard se retira sur l'habitation Grard. Alors Cang se spara
de lui et retourna dans l'Ouest.
XVI. Geffrard, aprs une vaine tentative contre le Corail, apprend
que le gnral Sarrazin vient d'oprer un dbarquement au Cap-Ti-
buron, avec 700 hommes de la 14* lgre (1), et qu'il s'avance pour
secourir les Cayes. Il envoie contre lui le chef de brigade Bazile avec
la 4'. Un premier engagement eut lieu le 22 ventse (13 mars), au lieu
appel la Crte ; un second, le lendemain, sur l'habitation Tiverni,
Walsh. Sarrazin russit nanmoins gagner le bourg de Torbeck. Il
se renferma dans l'glise et se prparait repousser les indignes,
quand Berger-le-Froce, apprenant sa dtresse, vint le dgager avec
presque toutes les forces des Cayes, appuyes de deux pices de canon.
Geffrard retrograde vers le Camp-G rard. Mais Brunet-le-Gendarme
vient prendre le commandement de Jrmie. Il veut dblayer la plaine
des Cayes: trois colonnes, l'une commande par l'adjudant-gnral
Sarqueleu, doit marcher par Tiburon, c'est celle de droite; celle de
gauche, commande par l'adjudant-gnral Bernard, doit s'avancer
par l'Anse--Veau et Cavaillon; celle du centre, sous les ordres de
l'adjudant-commandant Marfranc, doit traverser la rivire de Glace
et les Plymouth. Sarrazin, de son ct, doit sortir des Cayes avec
600 hommes, et, par sa diversion, favoriser la jonction des trois colonnes.
Geffrard, ainsi menac sur tous les points sut faire tte l'orage. Il
envoie Jean-Louis Franois aux Plymouth, Grin Cavaillon, et se porte
en personnel aux Garatas. Le 10 floral (30 avril), il remporte une vic-
toire complete sur Sarqueleu, tandis que Jean-Louis Franois, Thomas-
Quesnil, mettait Marfranc en droute, et que Grin, au Carrefour-Bret,
prs de Cavaillon, dispersait la colonne de Bernard qui, lui-mme, fut
tu dans cette action. Sarrazin, qui s'tait port sur l'habitation de la
Grande-place-Walsh, rentra aux Cayes en dsordre, sans avoir accept le
combat.
XVII. Rochambeau commenait computer avec la population noire
qu'il avait tant martyrise ; il redoutait mme ceux de nos pres qui
servaient sous ses ordres, et craignait surtout qu'ils ne portassent
l'insurrection leur tribute de vaillance, ce qui serait advenu en effet.
Dans cette occurrence, il envoya ordre Laplume de se rendre avec
Nret au Port-au-Prince. Ces officers s'embarqurent avec Sarrazin,
le 17 floral (7 mai), sur la frgate la Vertu. Segretier alla les joindre
au Cap, et partit avec eux pour la France, sur le vaisseau l'Aigle (2).

(1) Rapport au ministry de la marine, par le gnral Boyer, chef d'tat-major.
(2) L'Aigle mouilla Cadix, o Laplume mourut le 19 fructidor an xx (6 sep-
tembre 1803), aprs un mois de maladie, suivant une lettre du chef de brigade Nret,
adresse le mme jour au ministry. Le gouvernement consulaire se montra gnreux
envers sa famille et ses officers ; il les pensionna. Madame Laplume, peu satisfaite
du sjour de l'Europe, passa aux Etats-Unis, o je crois qu'elle mourut. Segretier
et Nret, destins aller servir Mantoue, dans le corps des pionniers noirs,
obtinrent, sous prtexte de sant, de rester Paris. Par suite de la confiance qu'ins-


1803


LIVRE VIII










PETION ET HAITI


Geffrard n'avait pas tard marcher de nouveau contre l'Anse--
Veau, qu'il enleva, le 23 prairial (12 juin), aprs quinze jours de sige.
XVIII. Le dpartement du Sud tait donc, pour ainsi dire, tout
entier au pouvoir de l'insurrection quand Dessalines songea y por-
ter ses pas. Mais devait-il laisser sur ses derrires un comptiteur
tel que Desrance, sans prendre aucune measure de precaution ? Desrance,
Pernier, entour de forces imposantes, dirigeant les operations de Jac-
mel, qu'il faisait assiger par Magloire Ambroise, avait jusque-l laiss
Dessalines agir en toute autorit dans la plaine du Cul-de-Sac. Mais
cet Africain exerait une influence immense sur ses bandes qu'on
appelait Congos-tout-nus, parce qu'elles taient effectivement nues;
habitu l'exercice d'une puissance aussi despotique que celle de Des-
salines, il n'entendait pas renoncer au commandement en chef des
dpartements de l'Ouest et du Sud. Ne pouvait-il donc pas, profitant
de la libert d'action que lui laissait absence de Dessalines, tenter
quelque movement don't les blancs auraient tir advantage ? D'ail-
leurs, l'ancien partisan de Rigaud, que Toussaint mme, et ce n'est
pas peu dire, n'avait pu atteindre dans ses retraites inaccessibles,
n'allait-il pas peut-tre tt ou tard donner de l'embarras Dessalines.
Pour obvier tout vnement, ce gnral, aprs avoir fait transpor-
ter, la Petite-,ivire, Gabart, bless comme nous l'avons vu a la
savane d'Ooblon, laisse au Camp-Frre le chef de brigade Guerrier
avec les 3', 4", 7, 11" et 12*, lui donnant pour mission la fois de se
saisir de la personnel de Desrance, et de contenir les movements du
Port-au-Prince. Puis, aprs avoir crit Desrance qu'il va dans le
Sud et lui remet le commandement de l'arme, il part avec Ption,
Cang et les troupes de Logane et du Petit-Gove.
Le rus Desrance s'tait bien gard de se rendre Frre, sur l'in-
vitation qui lui en avait t faite. Mais quelques-uns de ses gens, ayant
t maltraits par des soldats de la 4', le 7 messidor (26 juin), il des-
cend de son camp de Pernier, suivi de peu de monde, et vient Cara-
deux-Roche-Blanche dans l'intention sans doute de se plaindre. l
tait peine rendu sur cette habitation, qu'on vint lui annoncer l'ap-
proche d'un nombreux corps de troupes; c'tait le chef de brigade
Guerrier, les chefs de bataillon Lestrades, Larose-Dcrabon (1) et
Jeannot Millien qui, sachant son arrive Roche-Blanche, venaient
pour l'arrter. Desrance, toujours ombrageux, ordonne Isidore, son
domestique, de seller son cheval: Mais, lui fit-on observer, c'est
le commandant Dcrabon qui est la tte de ces gens. Au nom de
son ancien lieutenant, en qui il avait beaucoup de confiance, et qui,
cependant, avait t gagn par Dessalines, il donne contre-ordre. La-
rose alors s'avance vers lui, lui confirm le dpart de Dessalines pour
Logane, et l'invite inspector les troupes qui dj taient en bataille
dans la savane.
Desrance, sans se douter d'aucune trahison, se rend cette invi-
tation. Richement habill, suivant son habitude, avec chapeau, doli-
man et ceinturon galonns, il sort de la grande case et commence l'ins-
pection. Arriv au second rang, les baonnettes se croisent ; on lui
dclare qu'il est prisonnier. Un capitaine Cothias s'empare de lui et


pirait leur conduite passe, ils russirent plus tard s'vader, le premier, en 1804,
le second, vers 1812. Segretier dbarqua aux Gonaives huit jours aprs l'lvation
de Dessalines l'empire. Il fut dgrad et plac comme simple grenadier dans la
3* demi-brigade.
(1) Ce Larose-Dcrabon n'a rien de commun avec Louis Larose qu'on a vu si
puissant l'Arcahaye, et qui en fut chass par Dessalines.













le fait garrotter. Sa suite, pouvante, se disperse ; mais, quelques
instants aprs, elle se rend auprs de Guerrier (1).
XIX. Dessalines apprit devant Logane cet vnement si heureux
pour lui (2). Il laisse Cang le soin de presser cette place, car
Ption, retir Sarrebourse, souffrant d'une recrudescence de gale,
ne pouvait s'adonner aucun service. Il part, le 12 messidor (1" juil-
let), pour le camp de Gast, devant Jacmel (3). Il organise le sige de
cette dernire place commenc par Magloire Ambroise et Lacroix. Il
lve l'un au grade de gnral de brigade, commandant l'arrondisse-
ment, l'autre au grade d'adjudant-gnral, et continue sa march sur
la plaine des Cayes travers les montagnes.
Le 16 messidor (5 juillet) (4), il fit son entre au Camp-Grard,
quartier-gnral de Geffrard. Il runit le lendemain tous les officers
suprieurs. Il avait besoin de s'assurer de la confiance des populations
qu il avait tant terrorises sous le gouvernement de Toussaint. Il avait
besoin de faire oublier les affreuses excutions auxquelles il avait
alors prsid. Sachant bien que les morts ne peuvent se dfendre,
au milieu du cercle des officers, il rejeta sur la mmoire de Toussaint
tous les crimes commis pendant et aprs la guerre civil, comme si
le bras qui frappe n'tait pas hussi coupable que la tte qui ordonne
le crime On a beau dire, l'obissance a ses limits. Dessalines
parla beaucoup de la protection qu'il avait accorde dans ces temps
calamiteux quelques personnel, en les incorporant dans les 3' et 4'
demi-brigades. Il tait dans le vrai. Aussi fut-il applaudi, bien que
chacun st intrieurement que cette conduite tait due l'influence
de madame Dessalines, qui opposait toujours ses violence la voix
de la piti la plus gnreuse. On fut encore plus satisfait, quand il
parla de l'union qui devait rgner entire le noir et le multre, sous
peine de voir les blancs reprendre leur prpondrance et l'esclavage
ses verges.
XX. Aprs son discours, il proclama Geffrard gnral de division,
commandant le dpartement du Sud. Jean-Louis Franois, Moreau,
Grin, Frou, gnraux de brigade; les chefs de bataillon Bourdet,
Francisque, Bruny-Leblanc, Vancol, chefs de brigade. Il rforma aussi
les numros des corps : de la 1" demi-brigade du Sud il refit la 13',
don't il donna le commandement Bourdet ; comme, avec le bataillon
des Gonaives et les Guides du Nord, il avait dj organis la 14', avec
Magny pour chef, il forma, de la 2' du Sud, la 15', don't le commande-
ment fut confi Francisque ; de la 3' du Sud, il forma la 16, com-
mande par Bruny-Leblanc ; de la 4' du Sud, la 17', sous les ordres
de Vancol. Il cra de plus, avec les diffrentes bandes qui se trou-
vaient armes, la 18', commandant Bazile Dquret, et la 19, comman-
dant Giles Benche.
Dans cette journe de promotions, le gnral confondit d'une ma-

(1) Cette relation de l'arrestation de Desrance est rdige sur des notes que
M. Dorsainville-Dautant (de Logane), que j'ai dj cit, eut la bont de recueillir
ma prire, auprs du colonel Laurore-Lemaire. Je regretterai longtemps de n'avoir
pas plus largement puis dans la mmoire si lucide du dfunt colonel.
Desrance fut de suite conduit Frre ; de l l'Arcahaye, aux Vrettes, la
Petite-Rivire, enfin l'habitation Marchand, o peu aprs le mystre couvrit sa fin.
Le dtachement qui l'escortait avait eu la precaution de le lier fortement sur le dos
de son cheval, car une superstition absurde s'tait accrdite dans les masses,
que si, dans le trajet, ses pieds venaient tremper dans quelque ruisseau, il s'chap-
perait soudain.
(2) C'est tort que M. Madiou, t. Ii, p. 49, dit que Dessalines tait alors au
Camp-Grard.
(3) Carnet prcit de Laurore-Lemaire.
(4) Journal autographe de M. Bergeaud, dj cit.


1803


LIVRE VIII










88 PETION ET HAITI

nire nergique et inattendue l'ambition dmesure de deux Africains:
Nicolas Regnier et Goman (1). Ces deux chefs de bandes taient affu-
bls chacun d'une magnifique paire d'paulettes en or et gros grains,
produit de leurs incursions dans la Grande-Anse. Ils se pavanaient
avec ces insignes auxquels ils n'avaient aucun droit, puisqu'ils ne
tenaient de grade d'aucune autorit, tandis qu'un autre chef de bande
comme eux, Giles Benche, plus modest et sans doute plus honnte,
ne portait aucun insigne. Dessalines, s'apercevant de ce contrast,
arrache Regnier et Goman une de leurs paulettes, en leur dcla-
rant qu'il n'entend les maintenir que dans le grade de chef de batail-
lon ; et, dcorant lui-mme Benche des paulettes qu'il vient de leur
arracher, il le proclame chef de la 19' et met sous ses ordres les deux
ambitieux.
XXI. Geffrard avait dans son entourage un cousin un degr trs
loign. Elev Paris, ce cousin avait rapport dans la colonie plus de
dbauche de ceur que de rgle d'esprit. Mais jeune, bouillant, poss-
dant la vhmence de l'ide, la vigueur de l'expression, il ne manquait
pas d'une certain instruction. Ce cousin et pu servir immensment
son pays, sans les passions effrnes qui en ont fait une sanglante
figure historique : il s'appelait Boisrond-Tonnerre (2). Prsente par
Geffrard Dessalines, il plut ce dernier qui l'attacha son tat-
major et ses bureaux: malheur pour tous deux, car Dessalines,
d'une nature violent, avait plutt besoin d'tre calm que d'tre
excit (3).
XXII. Au Camp-Grard, on en tait toujours la franchise, aux
explications, car les antcdents de Dessalines ne lui taient rien moins
que favorables; son nom rpandait le frmissement. Sa conduite
venir tait un problme don't il fallait dgager l'inconnu, et, malgr
ses protestations fraternelles, cet inconnu effrayait tout le monde.
Une circonstance vint point et fort heureusement rendre les
explications plus solennelles : le gnral Fressinet, commandant de
Jrmie, adressa Frou la lettre suivante, date du 21 messidor (9 juil-
let). Un multre en tait porteur.

Citoyen commandant,
La bonne reputation don't vous jouissez m'engage vous crire
pour vous ramener au sentiment de l'honneur. Sans entrer dans
Sl'explication des motifs qui ont pu vous dterminer un parti dses-
pre, sans remonter des causes qui ont produit des effects si dsas-
treux et des malheurs plus aiss dplorer qu' rparer, cherchons,
dans une ouverture franche et loyale, les moyens d'une cessation
de calamits. Je vous suis bien connu, et bien srement vous tes
instruit de la confiance que j'ai inspire aux hommes de couleur
partout o j'ai command. A Saint-Marc, un nombre de plus de sept
cents se sont rallis moi, sont rests fidles au gouvernement et
ont particip ses bienfaits ; pas un n'a t victim. Au Port-Rpu-
blicain, en est-il un qui, lors de mon commandement, a prouv un

(1) Goman devint depuis fameux par sa longue rvolte et son sjour de douze ans
dans les bois de la Grande-Anse.
(2) Boisrond-Tonnerre naquit dans la commune de Torbeck, prs les Cayes, en
1776. On prtend que, le jour de sa naissance, la foudre branla son berceau : de l
le surnom de Tonnerre, auquel ses meurs et son gnie lui donnaient du reste beau-
coup de droit. Il fut tu, en 1806, dans la reaction qui suivit la mort de Dessalines.
Il n'avait alors que trente ans.
(3) Mieux renseign, je dois dclarer que c'est par erreur que j'ai avanc, dans
mon Etude sur Boisrond, que Dessalines avait fait sa rencontre Saint-Louis-du-
Sud.












acte arbitraire ? Leur courage gale leur constance, et leur affec-
tion n'est pas moindre que l'estime que je leur ai voue.
Ne croyez pas que quelques stratagmes soient les motifs qui
me font agir. Le dsir de manager votre reconciliation avec un gou-
vernement maintenant clair sur les erreurs qui se sont passes,
" de vous faire revenir de vos prtentions funestes vos amis, vos
a frres, vos enfants : voil la raison qui me determine vous par-
ler le language de la vrit.
Qu'avez-vous fait ? Que faites-vous ? Qu'esprez-vous ? Que vous
prsente le pass ? Votre dsunion avec vos pres occasionne des
" pertes incalculables ; un ennemi nombreux, quoique inhabile, pro-
fite de vos fautes. Une main despotique saisit la domination et fait
" couler des flots de sang! Dessalines, nagure votre bourreau, est-il
donc prfrable une puissance sage et bienfaisante, une puissance
qui a port la gloire de son nom, le bruit de ses exploits, jusque
dans les rgions les plus lointaines ?
Qu'est-ce que le present vous promet, vous assure et vous ga-
rantit ? Une vie inquite, proscrite, sans cesse dans les alarmes et
< dans les prils, enfin accable de privations de tout genre, une vie
qui ne present et ne prsage qu'une srie de maux et une dsolation
continuelle Gardez-vous de croire que les succs momentans que
vous avez achets au prix de votre sang, que vous n'avez obtenus
que par la pnurie o s'est trouve notre arme, ou par l'impritie
de certain chefs, soient des grants infaillibles de nouveaux avan-
e tages. Loin de vous un tel prjug ; une guerre active se poursuivra,
consommera vos hommes, puisera vos munitions, dtruira vos
vivres. La France rpublicaine a toujours su vaincre ses ennemis
les plus obstins; dut-elle, par occurence, diffrer de venger ses
injures, elle ne renoncera jamais Saint-Domingue.
Admettez-vous que l'arme expditionnaire retarderait de quel-
que temps d'arriver dans cette colonie ? Malheur aux hommes de
couleur trop confiants Les temps de rixe entire Toussaint et Ri-
gaud se reproduiraient. Dessalines, sans frein, sans obstacle, qui
vous caresse maintenant avec le masque de la cordialit, vous garde
un cour de tigre; il brle de se baigner encore dans votre sang et
c de vous dchirer par lambeaux. Plus de refuge alors, plus de se-
course ; votre repentir tardif surpassera votre douleur. Vos femmes
expirantes, vos enfants mutils, n'tonneront plus une terre souille
de tous les crimes (1).
Enfin, que vous prsente donc l'avenir ? Une guerre sans re-
lche, la dfection de votre parti l'arrive d'une nouvelle arme.
Supposez-vous un instant une resistance avantageuse ? Que devien-
e drez-vous ? Sous le joug d'un bourreau, vous ressemblerez une
horde de sauvages sans meurs, sans lois, soumis aveuglment au
caprice d'un brutal. Alors nul espoir de commerce, d'change de
denres: quelle nation oserait fournir vos besoins, quand la
France dicte ses lois l'Europe ?
Connaissez donc vos intrts; organe d'un gouvernement bon
et clment, je vous servirai avec plaisir pour la conservation de vos
droits civils (2), auxquels nul acte n'a jamais port atteinte.
Je vous assure oubli du pass, une runion franche et cordiale;

(1) Nos ennemis ont longtemps prdit, dsir et foment le renouvellement de
la guerre de castes Saint-Domingue, soit pour faire rentrer cette le sous le joug,
soit pour ne pas avoir le dmenti que les ngres et les multres talent incapables de
fonder une socit civilise.
(2) Et les droits politiques, que devenaient-ils ?


1803


LIVRE VIII










PETION ET HAITI


< en cooprant de vos moyens au retour de l'ordre, vous vous acquer-
rez l'estime et la confiance de vos compatriotes; en vous refusant
d'acquiescer ma sollicitation, j'aurai le regret de ne vous consi-
drer que comme un rebelle opinitre .
XXIII. Certes, une pareille dpche tait bien propre illuminer
la nouvelle phase rvolutionnaire dans laquelle entrait le pays. Aussi
fut-il dcid, entire Frou, Geffrard, Jean-Louis Franois, Grin et
Moreau, qu'elle serait remise Dessalines. Celui-ci, aprs un accs
de fureur, protest derechef qu'il n'avait jamais eu de haine contre
les multres, qu'il en avait sauv un grand nombre sous le rgime de
Toussaint ; que c'tait ce dernier seul qu'il fallait attribuer les
crimes du pass. Il fut mme question de faire fusiller le message.
Enfin, reprenant le calme de la pense, Dessalines voulut rpondre
lui-mme la lettre de Fressinet.

Quartier-gnral de Grard, 24 messidor an ix (13 juillet 1803).
J.-J. Dessalines, gnral en chef de l'arme indigne, au gnral
Fressinet, commandant la ville de Jrmie et ses dpendances.
Votre lettre au gnral Frou m'a t premise par cet officer
plein d'honneur, auquel vous refuse le bon sens le plus commun
et que vous insultez si gratuitement.
Bien different de vous, gnral, je ne chercherai point, par de
vains subterfuges, luder l'explication des motifs qui ont com-
mand le parti qu'a pris la masse des victims dsignes au poi-
gnard des Franais, parti, comme vous le dites vous-mme, qui a
produit des dsastres qu'il tait plus facile de dplorer que de rpa-
rer. Que n'avez-vous dit: plus facile de prvoir que d'viter ?
Vous demandez une ouverture franche et loyale, et vous vous environ-
a nez d'instruments de supplice !
Vous donnez pour garant de la puret de vos intentions votre
conduite envers les hommes de couleur que vous avez commands
Saint-Marc. C'tait moi, gnral, qu'il fallait rappeler le souve-
e nir des sept cents victims qui se sont rallies vous et don't la
moiti a pri par des supplies diffrents ; et si leur courage gale
leur constance, que ne les estimez-vous assez pour les croire inca-
pables de se jeter encore dans les bras de leurs bourreaux ?
Je suis loin de souponner l'ombre d'un stratagme dans les
expressions de votre lettre au gnral Frou ; mais vous avez cru
que ce chef, loign du thtre o vous couttes si souvent la voix
de l'arbitraire, ignorerait les motifs qui vous ont m ou contraint
de seconder si puissamment les intentions de votre perfide gou-
vernement.
D'aprs vos assertions (j'ose dire errones), je ne serais pas
t surprise que le gnral Darbois prconist dans les lieux o il se
trouve maintenant la douceur de son administration militaire
Jrmie ; mais, heureusement, vous tes porte de juger la con-
duite de ce gnral depuis que vous tes devenu son successeur
dans un pays qu'il a inond de sang ; et pensez-vous que les hom-
< mes de couleur, tmoins ou victims des cruauts exerces aux
Cayes par le chef de brigade Berger, reviendront de leurs prven-
tions que vous croyez injustes et remettront sous l'gide de ce chef,
leur bourreau le plus acharn, la destruction de la population du
Sud ?
Vous vous livrez aux dclamations, gnral, quand il fallait
prcher d'exemple.
Vous vous dites jaloux de manager la reconciliation avec votre












gouvernement, quand vous semblez douter que nos plaies, qui sai-
e gnent encore, soient son ouvrage.
Le pass, le present, l'avenir mme les avertissent que tous leurs
malheurs proviennent et proviendront de ceux que vous appelez
leurs pres, et qu'ils appartiennent leur mres par des liens aussi
naturels.
Qu'ont-ils apprhender de celui que vous appelez leur bour-
reau, de celui que vous leur peignez prt se baigner dans leur sang ?
< Pouvez-vous ignorer qu'il ne ruissela que par les instigations de
leurs pres qui fomentaient de funestes prevention ? Pouvez-vous
avoir oubli les efforts que vous ftes vous-mme dans le temps
pour entretenir la haine que des hommes inexpriments avaient
conue d'aprs vos insinuations perfides contre les soutiens de
leur libert ?
Vous crierez vainement l'aveuglement don't vous les taxez:
vos villes revenues des gibets, vos btiments, des geles retentis-
< santes des cris des victims qui y sont renfermes, vos rivages
couverts de leurs cadavres, dposeront longtemps contre la faus-
set de vos assertions.
Vous vanterez en vain la clmence et la bont de votre gou-
vernement : les gibets ne seront jamais l'attribut de la bienfaisance.
Que leur imported que la France ait port dans les contres les
plus lointaines la gloire de ses exploits, si elle rservait Saint-
Domingue des cruauts don't aucun people ne s'tait encore entach ?
Que devons-nous encore avoir de commun avec ceux qui dateront
leur bonheur du jour de notre destruction ?
Nous sommes apprivoiss avec les privations de tous les genres,
Set l'espoir d'une libert sans bornes rpare ou soulage les maux
que nous endurons ; et croyez-vous, gnral, que des hommes qui ne
connaissent rien au-dessus du sentiment de leur libert ne sacri-
fient pas toutes les jouissances au dsir de vivre ou de mourir
libres ?
Tels sont, gnral, les sentiments que vous transmettent, par
mon organe, les gnraux Geffrard et Frou, auxquels vous vous
adreessz. Ils sont pntrs de cette vrit qu'entre la liberty et le
despotisme il n'y a pas de milieu.
Mon sjour dans ce dpartement ne sera pas de longue dure;
si, plus human que les gnraux vos collgues, vous tes sincre-
ment revenue une opinion plus amie de l'humanit, et que vous
dsiriez viter des maux qui ne sont pas encore leur comble, vous
pouvez vous adresser au gnral de division Geffrard, que j'autorise
couter tout ce que l'humanit exigera.
Quoique naturellement, gnral, je vous doive peu de recon-
naissance pour l'opinion que vous avez conue de mes principles,
je veux bien encore vous inviter rflchir que le temps n'est pas
loin o la ncessit va vous contraindre reconnatre l'quit de
nos prtentions et vous jeter dans les bras de l'Anglais, l'ennemi
natural de votre gouvernement, don't vous vous montrez le digne
soutien, et qu'un jour vous aurez lui rendre compete des motifs
qui vous auront dtermin livrer cette puissance les malheu-
reux colons, qui ne manqueront pas de vous suivre plutt que de
rendre la portion du people que je command l'exercice des droits
qu'aucun effect rtroactif n'a suspend, comme vous en convenez
vous-mme (1).
(1) Dans cette lettre, on dcouvre dj la touche de l'auteur des Proclamations
de 1804. Je l'ai extraite, avec la prcdente, du rapport de Fressinet sur l'vacuation
de Jrmie. Ministre de la guerre de France.


1803


LIVRE VIII










92 PETION ET HAITI

Voil donc la grande question de l'antagonisme des castes hardi-
ment mise sur le tapis, pour me servir d'un terme vulgaire, par un
gnral franais, et a laquelle rpond Dessalines lui-mme : question
de civilisation ou de barbarie, de progrs europen ou de statu quo
africain, de vie ou de mort pour la terre de Saint-Domingue.
XXIV. Mais appartenait-il Fressinet de Saint-Marc, l'gor-
geur tout sanglant encore de la 12', de venir montrer aux multres
les prtendus dangers de la coalition qu'ils avaient forme avec les
noirs pour arriver l'indpendance national ? Aprs avoir trait
les multres en Ilotes, aprs leur avoir fait une condition pire que
celle des esclaves, aprs avoir enfin tent de leur arracher tous les
droits que la revolution leur avait reconnus, n'tait-ce pas une cruelle
ironie que de venir rclamer les droits d'une paternit don't ils n'avaient
jamais senti la bienveillance ? Aprs, surtout, la tentative du rta-
blissement de l'esclavage, devait-on tre surprise de voir ces mmes
multres se placer ct des noirs pour dfendre et sauvegarder leur
libert commune ? Qu'importait le pass ? Son linceul ne devait-
il pas galement couvrir les fautes des uns et des autres, en presence
de dangers plus pouvantables et plus imminents que ceux que nous
avions traverss ? D'ailleurs la ngresse n'est-elle pas la mre du
multre? Le ngre n'est-il pas son once? Pourquoi la place du
multre serait-elle donc plutt ct du blanc, quand mme il n'au-
rait souffrir lui-mme d'aucun absurde et grossier prjug ?
Toutes ces considerations dictrent la rponse de Dessalines, et,
bien que nous voyions par cette rponse que Dessalines n'ose se
dfendre des graves vnements auxquels il avait pris part sous Tous-
saint, l'histoire doit constater avec bonheur qu'il reconnait le machia-
vlisme des colons au milieu des luttes sanglantes de Toussaint et de
Rigaud. C'tait ds lors pour Dessalines prendre l'engagement tacite
d'adopter une politique plus rationnelle, plus digne des destines de
sa race ; c'tait surtout lui d'empcher, aprs le triomphe, par l'cono-
mie de son administration, toutes les funestes rivalites pronostiques
par Fressinet. A cette condition seulement, il pouvait mriter le titre
de Pre de la Patrie, titre glorieux, qui seul peut faire absoudre les-
usurpations monarchiques.
Enfin, aprs cette dernire profession de foi, le gnral en chef
ordonna rou de marcher contre Jrmie et Geffrard de pour-
suivre le sige des Cayes. Il repartit pour l'Ouest, important avec lui
ce qu'il tait venu chercher, la confiance des populations du Sud.
Ses discours, ses actes, avaient tout ralli sous sa banniere.
XXV. Pendant son absence, Ption avait concert avec Cang une
nouvelle tentative contre Logane. Il avait fait venir du Camp-Frre
deux bataillons de chacune des 3, 4" et 8". Dolosi, qui commandait
la place, se voyant si rigoureusement cern et dsesprant de rece-
voir aucun secours du Port-au-Prince, prit la resolution d'vacuer.
Le 27 messidor (16 juillet) (1), il abandonne le Fort-National, son
dernier refuge et se dirige par le chemin du fort a-Ira, vers la rade
o l'attendait la frgate la Poursuivante. Mais dans sa march, il ren-
contre une telle resistance, qu'il est oblig de rtrograder jusqu'au
Fort-National, don't malheureusement les indignes ne s'taient pas empa-
rs, parce que Dolosi avait adroitement fait courir le bruit que cette
position tait mine de manire la faire sauter. Le lendemain Dolosi,
au lieu de forcer les retranchements du chemin de a-Ira, o se trouvait
Cang avec les 4' et 8e, trompant l'attente des assigeants, file par la gauche


(1) Carnet dj cit de Laurore-Lemaire.












et s'ouvre un passage dans les jardins de Bineau. L, cependant, se tenait
Lestrades avec les deux bataillons de la 3*. Le combat fut vif. Lestrades
fut bless, circonstance qui contribua au salut des Franais. Ils purent
gagner l'embarcadre de Bineau, o, protgs par le feu de leurs bti-
ments, ils se jetrent bord en dsordre, laissant sur le champ de
bataille leurs quatre pieces d'artillerie (1).
Ce fut peu aprs cette vacuation que le gnral en chef vint
rejoindre Ption et Cang. Le premier tait dj commandant du dparte-
ment de l'Ouest, dans lequel se trouvaient englobs l'Arcahaye, la
Croix-des-Bouquets, le Port-au-Prince, Logane, Jacmel, Baynet et les
deux Goves. Cang tait dj commandant de l'arrondissement de
Logane ; car Dessalines, procdant la romaine, disposait des localits
avant d'en avoir fait la conqute. Il ne restait qu' donner la place
qui venait d'tre vacue un commandant militaire ; l'adjudant-gnral
Marion fut ce commandant.
XXVI. Tout semblait enfin sourire aux voux du gnral en chef:
la guerre avec l'Angleterre, qu'au Cap Rochambeau venait de publier
officiellement, lui annonait un puissant auxiliaire et le prochain
triomphe de ses armes. Il part de Logane le 6 thermidor (25 juillet)
avec Ption et les diffrentes demi-brigades qui avaient aid la
prise de cette place, gagne le Camp-Frre, toujours par les montagnes
de la Rivire-Froide, laisse Ption l'Arcahaye, et rentre Marchand,
o il organise les deux premiers bataillons de la 20' demi-brigade avec
le corps connu sous le nom de bataillon des Vrettes. Il ordonne
des prparatifs pour une nouvelle march contre Port-au-Prince. Cette
fois, il devait mener avec lui de l'artillerie, car depuis la declaration de
guerre avec les Anglais, la poudre, jusque-l si rare, ne manquait plus et
commenait mme devenir abondante. D'abord, infatigable, il se dirige
vers le nord, pour voir par lui-mme l'tat de choses. C'est dans l'inter-
valle de ce voyage, que les Franais vacuent Jrmie (2), Saint-Marc (3)
et Jacmel (4).
A peine de retour, Dessalines quite les bords de l'Artibonite,
le 28 fructidor (15 septembre), avec 4 bataillons des 3' et 8', et les 4'
et 20' demi-brigades, fait sa jonction avec Ption l'Arcahaye, d'o
ils se mettent en march le 30 fructidor (17 septembre) ; chaque demi-
brigade porte un certain nombre de gabions afin que rien n'arrte la
clerit de l'expdition. Dans la nuit du mme jour, l'arme tait cam-

(1) Notes de M. Dorsainville-Dautant.
(2) Frou, la tte des 18' et 19- demi-brigades, fit son entre dans cette place
le 16 thermidor an xi (4 aot 1803). Le mme jour, Geffrard, qui avait laiss Grin
la direction du sige des Cayes, y fit aussi son entre. Geffrard et Frou, dans leur
prise de possession, agirent avec cet esprit d'humanit qui honore toujours ; ils
dfendirent de rechercher les torts, de soulever les griefs. Aussi les habitants de
toutes couleurs reprirent leurs habitudes, comme s'il n'y et pas eu de changement
de domination. Ferou prit le conmnandement de l'arrondissement, Bazile celui de la
place. Fressinet, qui venait d'abandonner la place avec les dbris de la 23' et de
la 86e, fut fait prisonnier par les Anglais, et conduit la Jamalque.
(3) Gabart, la tte des 4" et 8*, fit son entre dans cette place, le 15 fructidor
(2 septembre 1803). Pendant plusieurs jours, il la fit saccager sous prtexte de venger
les soldats de la 12e que Fressinet y avait fait gorger, lors de la prise d'armes de
Dessalines la Petite-Rivire. Tout le monde, noirs, jaunes comme blancs, fut mal-
trait et vilipend. Gabart, commandant du dpartement de l'Artibonite, occupa
ds lors le sige de ses functions. D'Hnin, qui avait vacu la place en capitulant
avec les Anglais, fut conduit au Mle avec la garnison, forte de prs de 800 hommes.
S(4) Lacroix mortt nagure gnral de division) entra Jacmel, le 21 fructidor
(8 septembre), six heures du soir. La discipline tait alors si bien observe parmi
ses soldats que, quoique tous anciens partisans de Desrance, couverts de hailons,
ils surent respecter les personnel de toutes couleurs ; on n'eut mme pas leur
reprocher le moindre larcin. Cang et Magloire Ambroise n'entrrent dans la place
que le lendemain. Ce dernier prit le commandement de l'arrondissement. Pageot,
qui avait vacu, se dirigea, par mer, avec la lgion du Cap, sur Santo-Domingo.


1803


LIVRE VIII










PETION ET HAITI


pe en avant des postes de Damiens, Santo, Grande-Rivire et la Croix-
des-Bouquets.
Sous la direction de Ption, Dessalines fait tablir porte de
fusil du block-house de Drouillard une batterie de deux pieces de 4
et une de 6. Le 1" complmentaire au matin (18 septembre), aprs six
coups de canon, le block-house amenait son pavilion, un officer et
quarante hommes se rendaient prisonniers de guerre (1). Presqu'au
mme moment o Ption prenait possession du poste avec un batail-
lon de la 4', le gnral en chef apprenait qu'un convoi, escort par six
sept cents hommes, ayant en tte deux pieces de canon de 4, tait
sorti de la Croix-des-Bouquets, se dirigeant sur le Port-au-Prince. Le
chef de brigade Larose reoit ordre de se porter contre ce convoi;
le deuxime bataillon de la 4" est charge de prendre l'ennemi en queue,
la 20 d'attaquer de front, et deux bataillons des 8' et 11*, descendus
du Camp-Frre, sont embusqus dans le chemin conduisant de Sarthe
Drouillard pour appuyer le movement.
Le chef de brigade Lux, qui commandait le convoi, averti des
dangers qui l'attendaient sur la grande route, veut contourner par
l'habitation Montalet. Mais il est attaqu onze heures du matin par
Germain-Frre la tte de la 3" demi-brigade. Son artillerie fait prou-
ver des pertes cruelles cette demi-brigade. Larose se prsente alors
avec la 8* et se prcipite sur les canons ; aprs des prodiges inous, il
s'en empare. Aussitt, pour ne pas lui laisser l'avantage de s'en ser-
vir dans cette occasion, Lux fait sauter ses caissons. Quatre grenadiers
de la 8", qui dj touchaient ces caissons, sont emports par l'explo-
sion.
XXVII. Lux avait t oblig d'abandonner l'habitation Sarthe, et
malgr le feu soutenu et bien nourri de la 8', de la 20*, de la 4* et de
la 11i (2), il tait arriv sur l'habitation Blanchard par des sentiers
si troits que la cavalerie n'avait pu l'y poursuivre, et paraissait se
diriger vers Drouillard don't il ignorait la reddition. Dessalines, pr-
voyant le movement, envoie le 3" bataillon de la 4e l'attendre dans la
savane de Drouillard, et Ption avec la 3' et cinquante chevaux plus
en avant encore, sur le morne Pel, afin d'achever la dfaite de l'enne-
mi. Lux se jette sur le bataillon de la 4* et le culbute. Mais, charge par
la cavalerie commande par Charlotin Marcadieu, il a beaucoup de peine
arriver au morne Pel. L, Ption l'accueillit par un feu d'autant
plus meurtrier qu'on tirait bout portant. Les cinquante chevaux
chargent leur tour. Lux n'a plus d'autre resource que de s'enfoncer
dans les bois de Chancerelles, et, par l'habitation Robert (3) et la
Saline, il entire au Port-au-Prince vers trois h eures de l'aprs-
midi (4). Dessalines, dans son journal, estime nos pertes de cette

(1) C'est tort que M. Madiou (Histoire d'Hati, t. ii, p. 67) fait monter
quatre-vingts hommes le poste de Drouillard. Voyez Journal tenu pendant l'exp-
dition entreprise contre le Port-au-Prince par le gnral en chef de l'arme indigne.
Au Cap, chez P. Roux, imprimeur du gouvernement.
(2) Journal tenu pendant l'expdition contre le Port-au-Prince par le gnral en
chef de l'arme indigne. Comment concilier ces paroles de Dessalines avec ce passage
de M. Madiou, t. ii, p. 89 : Il n'y avait pas (dans l'arme) six cents cartouches.
D'ailleurs, Dessalines, court de poudre, en et-il fait brler par la batterie qu'il
avait leve contre le block-house de Droutllard ?
(3) Nous devons rappeler ici qu'il ne faut pas confondre l'habitation Robert,
situe du ct de Drouillard avec le morne Robert, situ prs de Pierroux.
(4) Lux, don't le nom est lgendaire en Haiti, tant partout on se plat honorer
les braves, est le mme qui, avec l'adjudant-gnral Hum, avait vacu les Gonaives,
le ler brumaire an x (23 octobre 1802). C'tait un homme de quarante-quatre ans
et non point un vieillard septuagnaire, comme l'avance M. Madiou, t. Ii, p. 88,
puisque suivant les tats de service que j'ai eus sous les yeux au ministre de la
guerre de France, il naquit Varsovie, le 3 mars 1759. Dans les les et surtout











journe 200 hommes blesss et 14 morts, et celles de l'ennemi 600
hommes, sans doute tant tus que prisonniers. La dfaite de Lux
entraina sans coup frir la reddition des postes de Damiens et de Santo.
Viet, l'intrpide colon, don't je raconterai plus tard la fin dou-
loureuse, et qui, comme capitaine, tait la Croixdes-Bouquets, vit
de suite qu'il n'y pouvait tenir. Dans la nuit, il abandonna donc le
bourg et avec la garnison montant 200 hommes il gagna par les
Grands-Bois le territoire espagnol sans que notre cavalerie pt l'at-
teindre.
XXVIII. Dessalines alla immdiatement prendre possession de ce
bourg, si clbre pour avoir t le sige des operations des confd-
rs en 1791. Le lendemain, il expdia sur l'Arcahaye 400 prisonniers
qu'il avait faits. Ces malheureux, qui ne s'taient rendus qu' la con-
dition d'avoir, sinon l'honneur, au moins la vie sauve, furent mas-
sacrs en route. On raconte qu'au moment de leur dpart, Dessalines
dit l'officier charge de les conduire : Vous les ferez mourir en
chemin. Quoi s'cria l'adjudant-gni'al Bonnet (1) qui tait
ses cts, vous oubliez donc, gnral, votre parole d'honneur ? -
< Taisez-vous, Bonnet, reprit Dessalines, ne savez-vous pas que depuis
la revolution, il n'y a plus de parole d'honneur (2) ? Tel tait
l'tat de dmoralisation o les troubles civil avaient plong la colonies
de Saint-Domingue, que tous les parties croyaient s'honorer en lut-
tant de parjure, de perfidie, de vengeance. Dans un milieu pareil, il
n'y a que l'homme veritablement grand qui sache garder cette saintet
de la conscience, ce culte de la vrit, cette religion des principles,
cette magnanimit des actes, sans lesquels l'histoire ne serait qu'une
longue ignominie.
XXIX. Or, aprs avoir envoy la mort ces 400 prisonniers, comme
on envoie l'abattoir un troupeau de moutons, le gnral en chef ap-
prit, le 5' jour complmentaire (22 septembre), par l'adjudant-gnral
Marion, que Cang, la tte de 5.000 hommes d'infanterie (3), de 50 artil-
leurs et de 200 chevaux, venait de prendre poste au quarter de la
Coupe. Il lui envoie aussitt l'ordre d'aller cerner le fort Byzoton. Et,
le lendemain, il part de la Croix-desaBouquets, laissant Drouillard
la division Gabart, sous les ordres du chef de brigade Larose, pour
maintenir le Port-au-Prince de ce ct. Il tablit son quartier-gnral

en Haiti, on est convenu de donner tous les blancs l'pithte de vieux. Voil sans
doute la cause de l'erreur dans laquelle est tomb M. Madiou.
(1) Bonnet s'tait rfugi Cuba, lors de la reddition des Cayes Toussaint.
Revenu au Port-au-Prince avec beaucoup de ses compagnons peu aprs l'arrive des
Franais, il se trouvait au Cap quand Ption prit les armes. Il ne put, come
Geffrard, aller se joindre aux insurgents. Recherch par les blancs, qui savaient
ce qu'il pouvait, et n'eussent pas manqu de le faire mourir, il eut le bonheur de se
rembarquer pour Cuba. Il vint Jrmie, peu aprs l'occupation de cette place par
Geffrard. Renvoy Dessalines avec des recommendations, il fut fait adjudant-
gnral, attach au service de Ption.
(2) Histoire d'Hati, par M. Madiou, t. ii, p. 70.
(3) Cette infanterie, compose des hommes des deux Goves, de Logane et de
Jacmel, bien que divise en bataillons, n'avait pas encore de numros comme rgi-
ments, quoique M. Madiou, t. ii, p. 51, advance que Dessalines lui en avait donn
son retour du Camp-Grard. Beaucoup de contemporains, encore vivants, m'ont
attest que la 21' de Logane, les 22e et 23e de Jaemel, et la 24' du Petit-Gove, ne
reurent d'ordre numrique qu'aprs la prise de Port-au-Prince. Ce sont les deux
premiers bataillons de la 20' qui furent organisms l'Artibonite, au retour du Camp-
Grard. Est-il prsumable que Dessalines et form les 218, 22', 23' et 24' avant la
20e ? Il est vrai que M. Madiou tourne la difficult en ajoutant qu'en procdant
ces formations, il envoya l'ordre d'organiser la 20e. C'est peu connaltre Dessa-
lines, ce me semble. Je ne crois pas qu'il et confi cette tche personnel. Je dirai
de plus que dans son JOURNAL de l'expdition contre le Port-au-Prince, il ne rappelle
aucun des numros qu'on prte aux troupes de Cang. Du reste, on peut vrifier
le fait, il existe encore des hommes de cette poque.


1803


LIVRE VIII









PETION ET HAITI


sur l'habitation Turgeau, une demi-lieue de la place contre laquelle
il maneuvrait. Il y avait fait trainer une pice de 4 et une de 8. Ces
pieces furent diriges force de bras sur l'habitation Philippeau,
situe au morne de l'Hpital l'est et deux cents toises de la pou-
drire de la place.
Ption, qui dirigeait le feu de ces deux pieces, s'aperut que leurs
boulets ne faisaient aucun tort la ville. Dessalines envoya chercher
au Petit-Gove un obusier de 6. En attendant qu'on pt canonner utile-
ment la place, il alla assigner Cang une position plus favorable,
voisine du rivage, et qui interceptait toute communication entire cette
place et le fort Byzoton.
L'obusier arriva le 6 vendmiaire (29 septembre), tir bras
travers les gorges anguleuses de la Rivire-Froide par nos cultiva-
teurs. Ne savaient-ils pas que devant eux se trouvait la libert ? -
Alors Ption commena bombarder le poste de la Poudrire, l'Hpi-
tal-Militaire et le Gouvernement. Aussitt dix-sept pieces, diriges
des diffrents forts de la ville, tonnrent tant sur la batterie de Ption
que sur la position occupe par Cang.
XXX. Dcid tout tenter pour enlever la place, Dessalines fait,
le 7 vendmiaire (30 septembre), avancer la 11* deux portes de
fusil et ordonne, malgr une cononnade des plus meurtrires, d'lever
une nouvelle batterie. Ainsi les Franais resserrs, du ct du portail
Saint-Joseph, de celui du Paradis et de celui de Logane, se trouvaient
rduits aux abois. Cependant ils voulurent tenter de ravitailler le
fort Byzoton : le 8 vendmiaire (1" octobre), deux navires, remor-
quant des acons charges de vivres, sortent du Port-au-Prince. Ils canon-
nent les retranchements de Cang, qui se prolongeaient jusqu'auprs
du fort. Cette canonnade dure cinq heures ; trois fois les chaloupes
essaient d'atterrir ; mais, malgr les boulets et la mitraille, nos sol-
dats courent sur le rivage, et, par la fusillade la plus soutenue, les
forcent regagner le large. Les navires rentrent avec les acons dans
le port sans avoir pu remplir leur mission.
Le lendemain de cette infructueuse tentative, la garnison de Byzoton
extnue par la faim, prit le parti d'vacuer ; elle refoula plusieurs
dtachements qui marchaient contre elle, gagna le rivage et s'embar-
qua sur un aviso. Peu aprs, oni entendit l'explosion d'une poudrire :
c'tait celle du block-house Dessource, situ non loin de la ville. La
garnison rentra dans la place en dsordre, aprs avoir essuy quel-
ques coups de fusil.
XXXI. L'vacuation de Byzoton livrait au gnral en chef une nom-
breuse artillerie qu'on n'avait pas mme eu le temps d'enclouer et une
certain quantit de poudre. Aussi ordonna-t-il Cang d'lever une
batterie d'une pice de 8, de deux de 18 et d'une de 24 sur l'habitation
Pimont, au lieu dit le Four--Chaux ; le feu de cette batterie devait
enfiler la rue du Magasin-de-l'Etat.
Tout tait dispos pour la canonnade du lendemain, que devait
suivre un assault gnral, quand le gnral Lavalette, commandant
de la place, rsolut de l'vacuer. Cette place tait en proie toutes
les privations : disette absolue de comestibles amricains depuis le
renouvellement de la guerre avec les Anglais ; impossibilit de tirer
des vivres de l'intrieur depuis que les environs taient au pouvoir
des indignes; pour boisson, l'eau malsaine des puisards, parce que
le course du Turgeau avait t dtourn ; une population noire et
jaune, impatiente de secouer le joug des blancs, tout tait embarras
autour de Lavalette. M. Inginac (1) fut charge d'aller sonder les in-

(1) Depuis secrtaire-gnral prs les presidents Ption et Boyer.











tentions de Dessalines. Celui-ci s'tonna qu'on ne lui et pas crit.
Nanmoins, il reut fort bien Inginac, avec qui il avait dj corres-
pondu avant de marcher contre le Port-au-Prince, dans l'intention
de se prparer une diversion parmi la population colore de la
ville (1). Il le charge de demander Lavalette de lui faire connaitre
officiellement la nature de ses intentions. Inginac lui reprsenta com-
bien tait grande l'inquitude qui agitait les habitants de toutes cou-
leurs, surtout les blancs. Dessalines charge Ption, don't chacun
connaissait la moderation, de leur crire. La lettre de Ption, que mal-
heureusement je n'ai pu retrouver, fut publie en chaire et affiche
par toute la ville. Elle tranquillisa les esprits (2). Le lendemain, 12
vendmiaire (5 octobre), un aide-de-camp arriva Turgeau. Lavalette
consentait abandonner la place la seule condition qu'on lui don-
nt le temps de faire de l'eau pour les navires qui devaient le rece-
voir avec la garnison.
Dessalines accord quatre jours, et exigea que la place lui ft
remise dans l'tat o elle se trouvait avant l'arrive des Franais. On
confrait encore Turgeau quand le poste du portail de Logane d-
couvrit la batterie leve par Cang. Alors une nouvelle canonnade
commena.
Dessalines envoya Cang l'ordre de cesser le feu. Le 13 vend-
miaire (6 octobre), Lavalette envoyait Turgeau, comme tage de sa
loyaut, l'adjudant-commandant Andrieu, qui, au 1" brumaire de
l'anne prcdente, avait t si prt d'arreter Dessalines lui-mme:
ce sont jeux de la fortune. Dessalines, comme un homme d'esprit,
se montra bienveillant envers son hte. Il envoya, de son ct, l'ad-
judant-gnral Bonnet Lavalette. Le 15, les stages furent restitus,
et le 16 au matin, Lavalette et Lux (3), embarqus sur le navire l'Ai-
mable, de Bordeaux, qui portait la 5' lgre, levrent l'ancre, accom-
pagns de plusieurs golettes et bateaux portant le reste de la garni-
son et une grande puantit d'habitants blancs (4). Dessalines, Ption
et Gabart, qui depuis peu tait venu les rejoindre, firent leur entre

(1) Extrait du journal le Patriote, imprim au Port-au-Prince, n 13, du
25 mai 1842.
Port-au-Prince, 6 fructidor an xi (24 aot 1803).
B. Inginac au citoyen Ption, gnral de division, commandant le dpartement de
l'Ouest de Saint-Domingue.
Citoyen gnral, la lettre don't il vous a plu honorer les citoyens Fayet, Guillet,
Fresnel, Regnard, Toulm, Linard, Gros et moi, en rponse la ntre, qui avait
d tre date du 24 thermidor (12 aot 1803), nous est parvenue hier soir avec celle
du gnral en chef de Saint-Domingue.
Nous tions persuads des heureuses dispositions que le gnral en chef et vous,
nous manifestez. Nous allons aujourd'hui mme convoquer nos concitoyens dvous
au bonheur de ce pays, et nous leur communiquerons ces dpches, afin de prendre
un part dcisif. Je me plais croire que remain nos envoys prs de vous partiront
d'ici. En mon particulier, citoyen gnral, je mettrai tout le zle que peut suggrer
une poque aussi favorable la reunion des amis de l'ordre et de la prosprit de
cette parties du Nouveau-Monde.
Veuillez, gnral, accepter, avec l'assurance de la plus parfaite estime, celle de
la haute consideration de votre affectionn concitoyen.
Sign : INGINAC.
(2) Mmoire de Hombert, adress au ministry de la marine, du 8 mars 1807.
(3) M. Madiou, t. In, p. 71, dit de Lux que : Curieux de voir Dessalines avant
de s'embarquer, il s'achemina sur Turgeau. L, scne d'admiration mutuelle
entire les deux braves capitaines I Mais, n'en dplaise, Dessalines et Lux se connais-
saient dj, et depuis longtemps. Le dernier n'avait-il pas servi sous les ordres du
premier aux Gonaives ? N'est-ce pas Dessalines qui, sur l'habitation Georges, avait
ordonn Lux de rentrer dans la place avec sa demi-brigade, quand il rsolut de
prendre les armes ?
(4) Malgr le blocus le plus rigoureux, Lavalette et Lux purent chapper la
croisire anglaise et gagner la Havane. Les autres navires n'eurent pas le mme
bonheur. Aprs avoir dvalis les passagers, on les laissa continue vers leur desti-


1803


LIVRE VIII









PETION ET HAITI


dans la mme journe par le portail du Petit-Paradis, Cang par celui
de Logane, et Larose par celui de Saint-Joseph.
XXXII. Ption, en possession du chef-lieu du dpartement qu'il
commandant (1), dsigna Dessalines Germain Frre pour comman-
der l'arrondissement, et Bedouet pour commander la place. L'occupa-
tion s'tait opre avec un calme majestueux. Dans l'aprs-midi seule-
ment, quelques dtachements des 4*, 8" et 12" s'taient ports dans les
magasins de la rue des Fronts-Forts, et commenaient les piller
quand apparurent Dessalines et Ption ; le dsordre cessa. Les demi-
brigades furent envoyes en cantonnement hors des portes de la ville.
Le soir, il y eut illuminations, festins, bals, enfin tout l'encens que
les ceurs reconnaissants peuvent prodiguer des librateurs.
XXXIII. Le lendemain, de grand matin, Ption partit de sa maison,
rue de la Rvolution, et alla joindre le gnral en chef au Palais. La
gnrale rassembla tous les citoyens sur la place du Gouvernement.
Les blancs furent dsarms. Dessalines leur dit : Qu'ils seraient
respects dans leurs personnel et leurs proprits ; qu'ils pouvaient
continue l'exercice de leurs professions, mais que dans le nouvel
ordre de choses, ils ne pourraient aspirer a aucun droit civil ou poli-
tique. C'tait l, il faut en convenir, une just et lgitime reprsaille
contre tout ce que nos pres avaient souffert, depuis 1791, pour parve-
nir la conqute du principle de l'galit. Mais on ne devait pas s'attendre
ce qu'elle atteignit tous les peuples blancs. N'y en avait-il pas, alors
comme aujourd'hui, beaucoup avec lesquels nous n'emes jamais de
conflict ?
Avec la garde national, qui s'tait aussi rendue sur la place du
Gouvernement, Dessalines organisa le 3' bataillon de la 20'. 11 forma,
de plus, avec la division Cang, les 21', 22', 23* et 24'. Il allait attaquer
le Cap ; il ordonna ces demi-brigades de se diriger vers ce point,
ne laissant au Port-au-Prince que les 8 et 12'.
Les Franais ne possdaient plus dans la colonie que la ville du
Cap, le bourg de la Bombarde (2) et le Mle-Saint-Nicolas. Le Port-
de-Paix (3), le Fort-Libert (4) avaient succomb. Les Cayes venaient
aussi de se soumettre Geffrard (5).
nation. Plus tard, Lavalette, voulant se rendre Santo-Domingo, encore occup par
les Franais, quitta la Havane, le 24 germinal an xxi (14 avril 1804), avec Lux et
la 5' sur le brik le Sans-Pareil. D'autres btiments portaient le reste des troupes.
Mais, le 29 germinal (19 avril), battus par une affreuse tempte, ils firent naufrage
sur le grand banc de Bahama, un des parages maritimes les plus dangereux. Avec
eux prirent prs de 3.000 hommes, soldats et habitants *.
(1)' M. Madiou, t. ni, p. 76, dit que Ption tait alors commandant de la 2' divi-
sion de l'Ouest. C'est une erreur ; les divisions militaires ne furent cres qu'en 1805.
(2) Ce bourg fut vacu le 10 brumaire an xxx (2 novembre 1803) sur le Mle,
par le commandant Bonchamp. Le chef de brigade Nicolas Louis en prit possession
le mme jour.
(3) Cette ville fut prise de vive force deux fois, par Capois : d'abord, le 15 vend-
miaire an xx (7 octobre 1802). Ce jour-l les Franais perdirent beaucoup de monde,
toute leur artillerie avec les munitions, deux cent vingt sabres et gibernes, cent cin-
quante havresacs, trente fusils. Le bataillon allemand perdit sa caisse, montant
7.500 francs. La place fut reprise par les gnraux Brunet et Morpas, revenues prci-
pitamment du quarter du Pendu. Quelque temps aprs, Capois surprit le Grand-
Fort et en enleva trente milliers de poudre. Enfin, le Port-de-Paix fut enlev pour la
dernire fois aux Franais, le 22 germinal an xi (12 avril 1803). Capois, ce jour-l,
se surpassa lui-mme en escaladant le Grand-Fort. Ramel, commandant de la place,
se retira par mer sur le Mle.
(4) La garnison du Fort-Libert se rendit au commodore Bligh, commandant
la croisire anglaise. Le mme jour, 21 fructidor an xi (8 septembre 1803), le gnral
Daut-Brave, frre de l'ancien chef de la 10', en prit possession.
(5) Brunet, commandant des Cayes, se rendit le 23 vendmiaire an xxx (16 octobre
1803) au commodore Cumberland, qui montait la frgate la Pique. Geffrard y fit
son entre le surlendemain, la tte des 15e, 16e et 17e demi-brigades.
Dossier du gnral Lavalette. Ministre de la guerre de France.